Venise, terre des amours les plus exquises. Une ville dont la seule évocation suffit à susciter bon nombre de passions et d’émotions. Romantisme et délicatesse, peinture et littérature, jardins et ruelles pavées, stores et chevelures aux reflets dorés, canaux infinis aux lignes ondulées… sans oublier ses éboueurs gondoliers. La séquence introductive de “Trouble in Paradise” nous projette d'emblée dans un univers singulier où apparence et réalité se livrent une lutte acharnée. Lubitsch invoque malicieusement les préjugés pour mieux les détourner : la plus belle ville du monde ramasse aussi ses déchets, tâche des plus vulgaires élevée au rang de spectacle lyrique par la magie d’un “O Sole Mio” chanté a cappella. Dans cette comédie mêlant tous les ingrédients de l’inimitable recette Lubitsch, les faux-semblants sont invariablement remis en question. Un voleur mondain se déguise en baron puis en comptable, une pickpocket notoire en comtesse puis en secrétaire. L’ingéniosité que les protagonistes mettent en œuvre pour mystifier leur entourage en fait d’authentiques artistes et les place au cœur d’une intrigue légère mais irrésistible. Le couple Herbert Marshall (Gaston) / Miriam Hopkins (Lily), virtuose du déguisement, excelle dans l’affabulation. Mais le plus grand illusionniste reste le metteur en scène, maniant pléthore d’artifices sans jamais sombrer dans l’artificiel, et distillant un humour corrosif dans une réalisation exemplaire.


“Si Casanova se découvrait l’âme d’un Roméo et qu’il devait dîner avec Juliette qui s’avérait être Cléopâtre... Que leur conseilleriez-vous ?” La richesse des dialogues et la beauté de la confusion concentrées en un éclat. “Haute Pègre”, à l’instar d’une grande partie des films parlants de Lubitsch, consacre les origines de la comédie moderne et ses bases les plus solides.
La première chose qui frappe ici, c’est bien entendu la précision de ces échanges finement ciselés, pure merveille à l’oreille. Cette acuité dans les répliques atteindra son apogée quelques années plus tard, dans des films comme “Rendez-Vous” ou dans la collaboration avec Billy Wilder pour l’écriture de “Ninotchka”. La répartie est aussi assurée par une musique incroyablement calibrée, digne des meilleurs Tex Avery, faisant parfois office de dialogue à part entière. Avec ses accents comiques ou dramatiques, elle accompagne le récit et donne corps aux situations les plus rocambolesques, comme lorsque Gaston secoue littéralement Lilly pour récupérer son portefeuille.
La célèbre Lubitsch touch, c’est enfin une attention toute particulière apportée à la mise en scène, où rien ne semble superflu. Les cadrages sont exécutés avec minutie et confèrent aux images un pouvoir de suggestion immense, tant par la présence symbolique d’un objet que par l’absence criante des personnages. Le cendrier en forme de gondole, caressant l’inconscient du comptable de madame Collet, est certainement l’élément équivoque le plus mémorable.


La dualité, la suggestion, l’ellipse… autant d’outils que Lubitsch, génie de la litote, utilise avec talent pour créer des combinaisons invraisemblables et des oppositions insensées. Les personnages se retrouvent prisonniers de conditions qui les dépassent et dont ils peinent à s'extirper. Même si certaines configurations peuvent paraître un peu préfabriquées, elles donnent systématiquement lieu à des retournements de situation à mourir de rire. Le film forme d’ailleurs une boucle qui s’ouvre et se ferme sur le même duo : après l’intrusion d’une tierce personne dans leur microcosme (schéma récurrent chez le réalisateur) et les péripéties conséquentes, Gaston et Lily retournent à leurs affaires hautement suggestives. Leur petit coin de paradis.
“Trouble in Paradise” s’inscrit ainsi parfaitement dans l’ère du Pré-code, le “Forbidden Hollywood” des années 1930 à 1934. Quatre années au cours desquelles des films d'une incroyable liberté de forme et de ton furent réalisés, quatre années d'audace et de licence, un âge d'or libertaire et contestataire. Le sexe est ici omniprésent, suggéré au détour d’une ellipse narrative ou dans la nature aphrodisiaque du vol chez les deux protagonistes. C’est chez eux un fort stimulant érotique, un défi perpétuel en même temps qu’un prolongement naturel de l’amour. Les sous-entendus affluent durant 80 minutes et annoncent les sommets du genre, qui seront atteints quinze ans plus tard dans “La Folle Ingénue”. La comédie glisse également vers la satire sociale, en cette période de Grande Dépression suite au krach boursier de 1929, sous les traits du trotskiste révolté contre madame Collet et son sac à main à 125000 francs.


Difficile de reprocher quoi que ce soit à “Haute Pègre”. Une chose peut déranger : alors qu’il s’applique à railler les clichés de son temps, Lubitsch se retrouve pris à son propre piège quand, ici mais aussi ailleurs dans sa filmographie, il choisit Paris comme le lieu des mœurs les plus légères. Mais c’est bien peu de chose au regard de l’incroyable diversité de son œuvre et des configurations amoureuses qu’il a explorées : le triangle amoureux (Sérénade à trois), le dépassement des prédispositions politiques (Ninotchka), les contraintes de l’emploi (Rendez-Vous), l’amour à travers les classes sociales (La Folle Ingénue), etc. Grand manipulateur des émotions, il joue comme personne avec la mécanique des intérêts humains, centrés sur le sexe et l’argent. Son talent épouse admirablement les formes de l’Histoire et reste en phase avec son époque, de la crise de 1929 à la Seconde Guerre mondiale. Quel que soit le contexte, quelles que soient les difficultés, Lubitsch aborde la thématique de l’amour avec pertinence et acidité, loin de tout sentimentalisme. Un constat profondément désespérant se dégage alors de ses comédies : plus on en regarde, plus on réalise qu’en la matière, rien ou presque n’a été inventé en 80 ans.




Coupe Sens Critique — manche 3a : www.senscritique.com/liste/LA_COUPE_SENSCRITIQUE_1ere_edition/405176
La critique de Sergent Pepper : http://www.senscritique.com/film/Haute_Pegre/critique/32902098



Morrinson
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le 6 juin 2014

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