En 1984, le cinéaste allemand Edgar Reitz réalisait « Heimat : Une Chronique allemande », œuvre fleuve de quinze heures à mi-chemin entre le film et la série, comme l’était Berlin Alexanderplatz de Fassbinder quelques années auparavant. En quinze heures, le réalisateur montrait la vie d’un village du Hunsrück, en Rhénanie durant une grande partie du XXe siècle (de 1919 à 1982). Il réalisa ensuite deux « mini-séries » qui feront suite à Heimat qui devient alors une trilogie de plus de cinquante heures d’un grand intérêt historique et esthétique.

C’est aujourd’hui, en 2013, que Reitz décide de compléter Heimat avec un film de quatre heures, divisé en deux volets : « Chronique d’un rêve » et « L’Exode ». Se déroulant, cette fois-ci, au milieu du XIXe siècle, le film constitue une « préquelle » à la série initiale. Si le film ne nécessite heureusement pas d’avoir vu les précédents Heimat, il est cependant intéressant de contextualiser et d’expliquer ses origines, le protagoniste principal de cette préquelle étant l’ancêtre des personnages de la trilogie.

Cet Heimat raconte donc l’histoire d’un jeune homme, Jakob, qui cherche à tout prix à quitter son village pour émigrer au Brésil dont il apprend déjà la langue et les coutumes. Homme cultivé (il sait lire, plusieurs langues de surcroit), nous suivons donc ses péripéties (à la fois familiales, amoureuses…) pendant les quatre heures. L’histoire de base, la vie dans un village rhénan en 1840, peut en apparence en rebuter certains. Néanmoins, une fois le film commencé, il est difficile de ne pas s’intéresser aux personnages ou à l’histoire, même pour les non-passionnés.

En effet, ce qui fait la singularité de Heimat, c’est l’intérêt historique rendu accessible à tous à travers ce film titanesque. Le travail de reconstitution est impressionnant, que ce soit au niveau des décors ou des costumes. Après avoir hésité à tourner Heimat en studios, Edgar Reitz a décidé de le filmer dans un véritable village allemand. Même si cela a probablement nécessité un énorme travail d’aménagement, c’est indubitablement le bon choix, tant cela confère au film une crédibilité historique, à la fois dans les scènes d’intérieur que d’extérieur. Le film accorde une importance particulière aux détails, on peut ainsi observer un bref moment la grande comète de 1843, élément bien entendu anecdotique, mais qui témoigne du travail méticuleux de reconstitution.

L’intérêt historique de Heimat se situe également dans l’analyse de l’Allemagne de 1840 que nous dresse Edgar Reitz. Ce dernier arrive à capter tous les enjeux de cette période, et à nous faire comprendre à la fois les causes et les conséquences de l’émigration dont est victime (ou coupable ?) l’Allemagne. L’attrait pour le Brésil, la misère du village, la religion, tout est expliqué de manière très simple, et l’empathie que l’on éprouve pour Jakob permet cette compréhension complète du monde qui l’entoure. Le film n’hésite pas à introduire pendant presque une heure tous les personnages, posant ainsi les bases du récit qui seront nécessaires à la compréhension de l’histoire.

Mais le film ne saurait se limiter à l’aspect historique, puisqu’il s’inscrit comme une véritable réflexion sur l’attachement à une terre. Heimat est en effet un mot allemand qui signifie la patrie, le pays d’origine. Plus qu’un mot, c’est un concept, le « home » allemand, dont il n’existe pas vraiment d’équivalent en français. Le film montre donc cette dichotomie entre le dévouement à la maison familiale, et le rêve d’un pays nouveau, d’un exode. Heimat nous permet de saisir la complexité du choix quasi-existentialiste de Jakob, tiraillé entre ces deux idéaux.

Le film, bien que profondément ancré dans son temps, a effectivement un caractère universel. Les problèmes de Jakob, jeune rhénan des années 1840, sont souvent similaires à ceux que peuvent avoir les jeunes aujourd’hui. Entre les amourettes, les tensions avec son frère, le rejet de ses parents, impossible de ne pas se sentir proche de ce personnage qui semble pourtant si lointain. Se concentrer sur une famille permet en effet de renforcer l’identification. En s’intéressant à l’histoire absolument passionnante et touchante de cette famille, dont les péripéties pourraient presque se situer aujourd’hui, on apprend l’histoire plus globale du village, de l’Allemagne, bref : l’Histoire.

Heimat, au-delà de l’intrigue, se révèle également esthétiquement magnifique. Empreint d’un lyrisme unique, Heimat contient des plans d’une beauté rare. Edgar Reitz filme des champs de blé qui feraient rougir Malick, grâce aux choix très intéressant du CinémaScope (à la fois adapté aux rapports humains entre les paysans, et au village lui-même). Le noir et blanc est somptueux, et le film, tout comme les autres volets de la trilogie, comporte par moment certains éléments en couleurs. En effet, seulement lorsque cela est pertinent, c’est-à-dire à peine une dizaine de fois pendant le film, Reitz montre certains objets en couleur, lorsqu’elle a une symbolique particulière (un drapeau, une flamme, etc.). Ce choix, déroutant aux premiers abords, se révèle rapidement intéressant, donnant lieu à des plans esthétiquement sublimes.

En bref, Edgar Reitz signe ici un film bouleversant tant sur le fond que sur la forme, un véritable voyage dans le temps qui constitue un excellent prologue à la trilogie. S’il n’existe pas de mot fraçais pour traduire le concept d’ « heimat », il existe un film, et c’est celui-ci.
Ebow
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le 1 mars 2014

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Ebow

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