Les œuvres d’Edgar Reitz brouillent les distinctions entre histoire, cinéma et sociologie. En fouillant dans les moments clés de son Heimat (« patrie » en Allemand) de la défaite de 1919 à la chute du mur de Berlin en 1989, le cinéaste raconte les bouleversements historiques non pas à l’échelle d’un pays, mais à l’échelle des hommes. C’est le quotidien qui se modifie progressivement pour amener les évènements. Il replonge une nouvelle fois dans son immense travail de reconstitution et de reconstruction pour s’intéresser à la période antérieure de 1842 à 1845. Il s’attèle à la monographie de la famille Simon dans un diptyque de près de 4 heures qui lui permet une minutie psychologique, évènementielle et sociologique donnant à chaque personnage un moment d’introspection. En se focalisant non pas sur un personnage (même s’il y a la prédominance de Jakob par son rôle de narrateur) mais sur une famille, Edgar Reitz se situe dans la logique du XIXe de ne pas séparer l’individu de sa famille. Il y a une certaine fatalité d’existence et de partage de fardeau au sein de ses maisons intergénérationnelles. Première sphère de socialisation, la famille dévoile ses frictions, ses préférences, ses secrets.


Heimat est également une monographie de village, celui fictif de Schabbach. Edgar Reitz reste dans la logique de la période en montrant que l’homme est d’abord membre d’une famille, mais également d’un village qui est un microcosme hermétique. Lorsque Gustave déambule dans la maison en portant sa fille juste née et qu’il se retrouve face à son père, il dit : « Je te présente ton grand-père, le forgeron ». Reitz définit bien la position sociale au XIXe qui ne peut s’entrevoir en dehors de la famille (le sang) et du village (le métier). Le village est, de plus, l’antécédent à la famille puisqu’il est presque l’exclusif lieu de socialisation des habitants. Un lieu fermé par les frontières de la misère.


La photographie d’Heimat pourrait paraître simpliste par un traitement noir et blanc assez conventionnel pour les films historiques qui se penchent sur la misère (Le Ruban Blanc, Michael Haneke). Le directeur de la photographie, Gernot Roll, ponctue l’image par des touches symbolistes de couleurs amenant une poésie à la noirceur de l’image. Aucun échantillon de couleurs n’est mis gratuitement dans une logique esthétique, mais ils reflètent les espoirs, les rêves et les portes métaphoriques de sortie. Le vert des rondes de fleurs au mariage ou pour la naissance de l’enfant représente l’idée villageoise que le bonheur conjugal ou parental est un moyen de sauvetage social en amenant une protection et un partage de la misère. L’or du Louis d’or figure l’espoir de richesse d’une société fatiguée. Les couleurs sur les murs ou l’Agathe symbolisent un temps révolu, avant la famine et la pauvreté : un moyen d’habiller la misère. Les espérances se cristallisent autour de la patrie (le drapeau allemand) mais surtout autour de la figure tutélaire de Jakob Simon dont les yeux s’ornent soudainement de marron pour rendre palpable le changement de sa vision du monde.


Jakob Simon (Jan Dieter Schneider, découverte lumineuse et talentueuse) raconte sa vie, ses rêves et ses espoirs dans un journal dont la lecture ponctue l’œuvre. Il est la conscience du peuple dont il se sépare pourtant par son éducation. Il sait lire (« Moi, j’aimerai bien savoir lire » prononce Margret, sa mère) et c’est par les livres qu’il trouve une échappatoire à sa propre condition par l’espérance d’une terre promise : le Brésil. Il est « l’Indien » pour le village, un être à part. Il est un individu mental dans un milieu rural manuel qui ne peut voir en lui qu’un « bon à rien ». Il ne produit rien de tangible.


Il est le symbole de la mutation que vit le village de Schabbach. L’œuvre d’Edgar Reitz se situe dans une période charnière de l’Allemagne bloquée entre le passé de l’occupation napoléonienne et la montée du patriotisme en Europe qui amènera à la création de l’Empire Allemand en 1870. Il y a une progressive montée d’un patriotisme qui s’oppose au pouvoir style Ancien Régime de l’aristocratie allemande. Même si la rébellion est déclenchée par un fait tangible, et non pour une conscience politique, autour de la question du vin du Baron, elle montre les prémisses d’un peuple qui n’accepte plus d’être dominé. Une cause que Jakob rallie par dépit amoureux, mais dont il se fera avec le personnage de Franz Olm la portée politique : « La liberté n’est pas le contraire de l’emprisonnement », c’est un « droit sacrée » prononcera-t-il au fond de sa cellule. Heimat est également marqué par le désenchantement du monde (Max Weber). Même si la question de la Religion reste forte (disgrâce de Lena), l’impuissance de l’Eglise face à la misère et à la mort d’enfants amènent une réflexion de la population : « C’est Satan qui a inventé les religions » (Walter) ou encore « C’est çà votre royaume des cieux, c’est l’enfer » (Gustav).


Pour sortir de la misère, les protagonistes ont alors deux solutions : innover ou partir. D’un côté, c’est le rêve d’une terre lointaine qui n’attend que vous, une « terre sans hiver » dans laquelle « les gens comme vous sont riches ». La fatalité du déracinement qui touche progressivement les villages avec des somptueuses scènes de file de carrioles en partance pour le Brésil. De l’autre, la « science est le chemin de la liberté » comme le prophétise Jakob. C’est par la connaissance et l’innovation que Jakob finit de mettre en place avec la machine à vapeur une fois qu’il peut avoir une place dans la hiérarchie familiale après le départ de Gustav.


Heimat est une œuvre qui plaira aux amoureux des chroniques dans lesquels la suspension du temps permet une analyse fine et poussée. Edgar Reitz renoue avec le romantisme des films fleuves à la manière de David Lean (La Fille de Ryan).

Contrechamp
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le 27 oct. 2013

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