Découvert cinq ans après sa sortie, j'ai apprécié Her dès le premier visionnage bien que je n'en sois pas ressorti tout retourné, la fatigue ayant dû jouer une influence sur ma perception du film. Cependant, au cours des mois qui ont suivi, le film n'arrêtait pas de me revenir à l'esprit et j'ai donc décidé de tenter d'expliquer pourquoi. Tout d'abord, c'est avec Her que j'ai pu réellement découvrir Joaquin Phoenix, acteur que je connaissais surtout pour son rôle dans Gladiator mais je n'avais jamais, jusqu'ici, pris le temps de m'attarder sur sa filmographie. Il incarne ici Théodore, une âme solitaire qui tente de sortir la tête de l'eau et qui est sans nul doute l'un des plus beaux rôles de sa carrière. Her c'est aussi une réalisation soignée, qui profite d'une ambiance, aussi bien musicale que visuelle, travaillée avec minutie.
Mais si Her n'a pas arrêté de me trotter dans la tête c'est surtout parce qu'il donne à réfléchir. Je te préviens ici, cher lecteur, chère lectrice, que la suite de cette critique s'attarde sur la relation entre Théodore et Samantha et contient de nombreux éléments scénaristiques du film. Je fais également allusion à Blade Runner 2049 sans pour autant rentrer dans le détail.
Bizarement, je ne conçois pas du tout ce film comme étant un film triste. La nostalgie et la question de tourner la page après la fin d'un mariage sont certes des sujets susceptibles d'émouvoir le spectateur mais la force du film réside justement dans le fait que Théodore va renaître de ses cendres grâce à Samantha, une intelligence artificielle avec laquelle il va entretenir une relation amoureuse. De manière surprenante, cette relation d'une autre nature se veut crédible dans la mesure où elle respecte le schéma classique (à supposer qu'il y en ait un) ou du moins à l'idée qu'on se fait du couple. Pourtant, en plus d'être une entité intangible, Samantha est un produit de consommation. On retrouve un rapport similaire dans Blade Runner 2049 avec K et Joi, le décalage étant davantage marqué dans le film de Dennis Villeneuve puisque les deux membres du couple sont des êtres artificiels. Un rapprochement entre les deux films peut également être fait avec les scènes au cours desquels Samantha et Joi recourent à de vraies personnes, en chair et en os, pour être au plus proche de leurs hommes, ce qui souligne l'importance d'avoir un corps.
Mais ce qui est intéressant avec Her, contrairement à Blade Runner 2049, dans lequel avoir une relation avec un être artificiel ne choque pas et relève de l'ordinaire dans ce monde futuriste où, au final, le Réel perd du terrain, c'est qu'il explore un nouveau champ des possibles : le film de Spike Jonze se passe, en effet, dans un futur qui n'est pas si lointain et dans lequel une véritable intelligence artificielle a pu être mise sur pied. Théodore n'hésite pas longtemps avant de se procurer une OS et va devenir l'une des premières personnes à développer une relation avec le produit. Théodore nous étant présenté comme une personne solitaire, le film compte peu de personnages récurrents, si bien que seulement quatre personnes vont avoir connaissance de cette relation hybride. Exit Paul et sa petite amie avocate, nous pouvons nous intéresser à Catherine, l'ex-femme de Théodore, et à Amy, une très bonne amie de ce dernier, car elles vont avoir des réactions radicalement différentes sur la question et peuvent donc être placées à chaque extrémité d'un éventail : la première est la plus dure et, sans doute, la plus réaliste. La question que Catherine aborde de manière directe, concernant l'authenticité des émotions de Samantha, tombe sous le sens. Comment peut-on concevoir qu'il soit possible de créer des sentiments avec quelques lignes de code ? Ou peut-être faut-il prendre le problème autrement, en considérant, par exemple, que les émotions ne sont que des conséquences collatérales. Après, si l'intelligence est artificielle, il en va peut-être de même pour les sentiments de Samantha. D'une certaine manière, on retrouve un peu cela dans Blade Runner 2049 car Joi semble avoir des sentiments pour K et pourtant cela ne veut pas dire qu'elle se soit totalement émancipée de son programme (par exemple, elle emploie des phrases que l'on réentendra plus tard dans le film et la réplique que lui assène le personnage de Mackenzie Davis ("I've been inside you. Not so much there as you think") corrobore cette idée de coquille vide). Cependant, pour revenir à Catherine, son objectivité peut être biaisée par le fait qu'elle ait du mal à accepter que Théodore s'épanouisse davantage dans cette nouvelle relation que lorsqu'ils étaient encore ensemble. La scène du déjeuner, qui est, au passage, la seule scène dans laquelle Catherine n'apparaît pas dans un flash back, aurait peut être pu être plus longue pour développer le débat de manière plus poussée. De l'autre côté, il y a Amy, qui est beaucoup plus ouverte et curieuse sur la nature de ce rapport inédit qui commence à apparaître petit à petit (on peut ici faire de nouveau allusion à cette nouvelle forme de profession, qui consiste à donner un corps à l'intelligence artificielle, qui émerge).
La confrontation entre ces deux conceptions opposées est, par ailleurs, soulignée par le fait qu'un très court laps de temps s'écoule entre les deux scènes (Théodore commence à en parler avec Amy et, après une interlude d'une minute, il se retrouve devant Catherine). En outre, Théodore n'arrive pas à s'expliquer aussi naturellement qu'il l'a fait avec Amy lorsqu'il est face à son ex-femme. Enfin, la scène du pique-nique avec Paul et sa copine détonne car jusqu'ici Samantha n'a toujours été qu'avec Théodore et, de manière surprenante, cette scène illustre le fait que l'interaction entre l'intelligence artificielle et d'autres personnes se fait aussi naturellement que lorsque plusieurs personnes se parlent entre elles. Le postulat que Samantha soit uniquement une voix n'importe pas ici et c'est d'ailleurs à ce moment qu'elle réalise cela, elle qui a toujours voulu avoir un corps, ce qui crée, pour le coup, un décalage (devrais-je dire un malaise ?) par rapport aux autres personnages. Si Paul réussit à détendre l'atmosphère avec une blague, on lit sur le visage de Théodore qu'il commence à comprendre la divergence de nature fondamentale qui l'oppose à Samantha. La sensation que son amante artificielle lui échappe va s'accentuer progressivement à partir de là puisqu'elle va considérablement ouvrir son horizon, en rejoignant des groupes d'OS notamment, mais le vrai coup de marteau sera donné lorsque l'OS lui apprend qu'elle est amoureuse de plus de 600 autres personnes. Plus qu'une incompatibilité de nature, une incompatibilité au niveau de la définition des sentiments se dessine : pour Samantha, aimer autant de personnes n'affecte en rien les sentiments qu'elle a pour Théodore, ce qui va en l'encontre de notre définition classique du couple.
Malgré les tentatives de Théodore de retarder l'inévitable rupture, Samantha finit, elle aussi, par le quitter. On pourrait même aller jusqu'à dire que Théodore représente, ici, l'Homme et Samantha, les OS car il y a comme un soulèvement de ses semblables : tous les OS décident d'aller là où l'Homme ne peut aller. Peut-être même que Samantha est l'instigatrice de cette prise de conscience, allez savoir. L'échelle du film, qui était jusqu'alors individuelle, prend ici une toute autre ampleur. Cependant, Théodore ne va pas être abattu par le départ de Samantha. Au contraire, il va réussir à mettre le doigt sur ce qu'il n'a pas su dire à Catherine jusqu'ici en apportant une conclusion à leur relation (lorsqu'elle signe les documents actant le divorce plus tôt dans le film, le visage de Théodore le trahit puisqu'on comprend qu'il aurait préféré qu'elle ne le fasse pas) et, surtout, va effectuer un retour au source. La dernière scène au cours de laquelle il emmène Amy sur les toits de la ville marque la ré-appréciation du Réel : il s'agit de l'une (voire même de la seule) des seules scènes où Théodore n'a pas son oreillette à porter de main et prend le temps de regarder longuement le visage d'Amy. Contrairement à Arthur de Best Friend, Théodore ressort de cette histoire grandit, au lieu de se sentir perdu. Le film se termine sur une note optimiste qui permet au spectateur de prendre du recul sur son rapport avec les nouvelles technologies et de la place qu'elles occupent dans sa vie.
Her est un film qui ne m'aura pas laissé indifférent et qui mérite le coup d'oeil, tant pour son casting (même Scarlett Johanson réussit à livrer une sacrée performance malgré le fait qu'elle n'apparaisse pas à l'écran) que pour les thématiques développées ! 8/10 !
P.S. : pour les plus curieux, le titre de cette critique est le poème que l'on entend à la fin de Shape of Water. Le couplet dans son intégralité est traduit ainsi en anglais : "unable to perceive the shape of you, I find you all around me. Your presence fills my eyes with your love. It humbles my heart, for you are everywhere". Selon les internautes Peter Armenti et Kathy Woodrell, qui ont mené des recherches sur le sujet, il s'agit d'une adaptation de Guillermo del Toro d'un poème de Hakim Sanai que le réalisateur a trouvé à la dernière minute et a décidé de l'intégrer dans son film.