Ah, le plaisir de découvrir un film sans en connaître la moitié à l’avance… Je connaissais par contre la réputation de Spike Jonze et de sa filmographie (un sans-faute), l’accueil critique de son dernier plus que chaleureux outre Atlantique, une belle avant-première qui se présente, j’ai sauté sur l’occasion. Une salle pas bien grande, peu de spectateurs, une ambiance feutrée, on se retrouvait donc entre cinéphiles, ou curieux du moins, les conditions idéales pour se laisser porter par un film.
Pour une fois, comme je le disais, je ne connaissais pas à l’avance les principales évolutions de l’histoire, ni les enjeux, et je fus agréablement surpris à de nombreux niveaux. Il sera par contre difficile de parler des grandes lignes du film sans évoquer quelques points de départ, donc si comme moi vous aviez fui la bande annonce et le synopsis, vous pouvez sauter le paragraphe suivant pour garder toute surprise intacte.
Theodore Twombly, notre « héros » du futur proche (je ne crois pas que ce soit clairement indiqué dans le film, mais Wikipédia dit 2025), est un homme solitaire à première vue, faisant traîner un divorce un peu compliqué et très investi dans son travail. Ce dernier consiste à écrire de belles lettres (faussement) calligraphiées pour des gens qui n’ont pas le temps ou l’inspiration nécessaire pour le faire, dans un monde hyper-connecté où tout le monde semble pressé. Le point de bascule du film est l’investissement que Theodore va effectuer dans le révolutionnaire OS 1, un système d’exploitation doté d’une intelligence artificielle, avec lequel va s’engager une relation amoureuse complexe et passionnante.
Parmi les nombreux traits de génie du film, il y a celui d’imaginer notre futur de façon totalement plausible et avec une intelligence rare. Quand on pense 2025, difficile de ne pas penser aux innombrables films de science-fiction ayant pris cette future décennie comme époque, avec tous les gadgets et innovations délirants que ça comporte. Spike Jonze envisage notre futur de façon bien plus prosaïque, comme une suite logique de notre vie actuelle, sans révolution mais avec une myriade de petites évolutions.
Tout est plus lisse, arrondi, chaleureux, le bois et le métal sont bien plus présents sans surcharger les décors, de telle façon qu’on se sent « bien » dans cet environnement dès le début du film. Le design des ordinateurs et de l’OS 1 est indéniablement inspiré par Apple avec également des formes douces et rassurantes, un aspect convivial et simple d’accès qui domine, et qui semble tout à fait logique également. La mode évolue plus ou moins discrètement, on remarquera très vite que les hommes portent le pantalon jusqu’au nombril, ce qui fait forcément sourire. D’un autre côté, en dix la mode change beaucoup, qui ne s’est jamais moqué de styles vestimentaires passés ?
Il est surtout des plus intéressants que Spike Jonze ne cherche jamais à juger ce futur qu’il nous imagine, il nous le propose simplement. Certains aspects sont attirants, d’autres beaucoup moins, mais il laisse au spectateur le soin d’en juger. Les personnages y évoluent de façon totalement naturelle, comme s’ils n’avaient connu que ça, et il est bien vu de ne pas faire usage de trop de nostalgie par rapport à notre époque, ce qui pourrait nous sortir du film et surtout le dater, à terme. Même le fait que les gens paraissent tous pressés dans la rue, leur attention captée par une conversation téléphonique, n’est pas montré comme un avertissement façon « regardez vers quoi on se dirige avec notre comportement absurde », mais comme une simple constatation de ce vers quoi nous évoluons.
Et encore, ceci n’est qu’un des nombreux aspects du film, qui a de fascinant les multiples approches qu’il permet. Plus le temps passe, et plus les pistes de réflexion viennent se superposer, s’entrecroiser, bousculer gentiment nos convictions, sans jamais entraver l’intrigue amoureuse. Le fait que Theodore tombe amoureux d’une intelligence artificielle est abordé avec une pudeur remarquable : la situation semble, si ce n’est commune, au moins globalement acceptée (difficile de ne pas faire un parallèle avec l’homosexualité à l’heure actuelle), et il est donné un certain poids à leur relation par le fait que son OS est tout à fait capable de repousser ses avances, il n’est pas son esclave.
A parti de là, Spike Jonze étire et repousse les limites conventionnelles de ce que nous appelons amour, nous interroge sur les possibilités qui nous serons offertes et la façon que nous aurons de les aborder, avec leurs dérives. Est-il forcément ridicule de tomber amoureux, ou de devenir ami, d’une intelligence artificielle capable de rivaliser avec un humain ? Si quelqu’un s’avérait plus heureux dans cette situation, serait-on en droit de le juger ? Jusqu’à quel point le contact physique est-il nécessaire dans une relation ? Bref, je ne vais pas lister les questionnements posés par le film, j’ai d’ailleurs peur de les rendre plus triviaux qu’ils ne sont en les retranscrivant par écrit.
Tout dans ce film est une histoire de juste mesure. La romance n’empiète pas l’intelligence du récit, et inversement. Le type d’amour futuriste décrit plus haut a son lot d’avantage, mais aussi de frustrations et de difficultés qui ne sont pas épargnées au personnage et au spectateur. Je n’en ai pas parlé jusque-là car la transition ne venait pas, mais les personnages sont (évidemment) très crédible, encore une fois l’écriture est sans faille, et les acteurs, juste parfaits. Difficile de rester de marbre face à un tel casting, parmi lequel même les rôles secondaires parviennent à briller.
Personnellement, je n’ai pas souvenir d’une romance aussi intelligente et émouvante depuis déjà dix ans, avec Eternal Sunshine Of A Spotless Mind. Si le style visuel de Gondry n’a que peu de rapport avec la sobriété de Jonze, leurs deux films ne sont pas sans points communs, avec un travail excellent sur les souvenirs, la nostalgie, la douleur, des choix musicaux envoûtants (ici la bande son est signée Arcade Fire) et un scénario irréprochable. On remarquera pour l’anecdote que les deux films n’ont gagné qu’un seul Oscar, et c’était celui du meilleur scénario original, comme quoi il n’y a pas de hasard.
Je pourrais passer encore longtemps à parler du film sous d’autres angles, à donner d’autres pistes de réflexion, mais autant laisser ceci à votre libre interprétation, car il y a de quoi faire. Au rayon des reproches, par contre, je dois bien dire que sur les 126 minutes du film, il y a un petit coup de mou vers les deux tiers environ, avec des situations peut-être un chouia répétitives, mais cela n’a en rien endommagé mon appréciation globale du film. Pour ne pas finir sur une note négative, je ne peux que vous inviter à foncer dans les salles obscures découvrir ce qui devrait être un des meilleurs films de l’année, et à fredonner une certaine Moon Song un peu contagieuse en sortant, le sourire aux lèvres et la tête pleine de questionnements sur le sens de la vie. C’est beau le cinéma quand même.