Voudrais-tu te rendre pareillle à cette voix, toi, la voix qui me suit et que nul autre n'entend, toi, la voix qui chante à mon oreille et mon oreille seulement, qu'on ne soupçonne pas sauf quand tu me fais rire et que le doute se lit sur le visage des passants "Rit-il tout seul, ou l'accompagne-t'on, quelque part, nulle part, partout?..."
Voudrais-tu emprunter au ton de "Her" la légèreté et l'immensité intérieure, que le réduit de nos êtres laisse résonner en nos creux ?
Oserais-tu pouvoir dire avec simplicité et douceur toute la simplicité et la douceur qui étreignent nos coeurs, lorsque "Her" s'éveille et nous éveille à lui, petite voix intérieure ?
Tu craignais peut-être que l'exercice tourne à vide, de peur que le vide n'entoure le solitaire qui parle à l'abstrait, comme je te parle parfois. Tu craignais que ce futur aseptisé jusqu'à sembler froid n'enfante qu'une fable sur la déréliction numérique vers laquelle l'homme pourrait aller, tellement entouré de virtuel qu'il préfère le virtuel à la chair, le monde contrôlé de l'ordinateur au monde improvisé qui l'attend dehors, tu craignais la facilité d'une métaphore filée au son de "Nous sommes prêts à perdre pied dans le néant informatique tant nous nous y raccrochons au mépris de nos semblables."
Alors c'était une peur pour rien, car de message, il n'y en avait pas. De leçon, on n'en entendait guère. De conclusion, nous ne lisions que les nôtres, nous avides de conclusions, ou nous laissions l'écho de nos émotions se résoudre en pensées, nous avides de rêves.
Tout ici n'est que réinvention, tu as vu ? Réinvention de la rencontre, réinvention de la découverte de l'autre, réinvention de l'émerveillement à deux, (deux naïfs bien sûr), réinvention de la première fois (raflant au passage le prix de la "Scène inimaginable et casse-gueule, aux frontières du ringard, qui déploie toute la tendresse du monde et devient inoubliable"), réinvention de l'instant fugace, du temps qui passe, des questions qui viennent, des sentiments qui vacillent, des peurs de n'être plus aux yeux de l'autre, aux yeux de soi...
Réinvention de la mélancolie, également, en jetant un regard sur le passé, toujours plus beau, où le soleil brille toujours davantage, où l'on invite le bonheur à tout recouvrir alors qu'il semblait à peine là...
Tu avais peur, petite voix, que tout ceci soit bien mièvre, mais tu doutais que Spike Jonze puisse manger de ce pain-là, lui qui ne confond jamais émotions et partitions d'émotions. Bien vu. Car le vulgaire n'hésitait pas à s'inviter, parlant cru, parlant cul, faisant sortir les pires obscénités aux bonhommes blancs et ronds égarés sur d'autres planètes. On voyait des rencontres d'un soir et des discussions d'ascenseur natures, vraies, inattendues, vivantes. Sans crainte de salir la supposée pureté de l'amour, et c'est bien cela, l'impureté qui épure, la véritable émotion, le geste artistique.
Peut-on aimer l'immatériel ? Peut-on aimer une idée ? Finalement, au jour le jour, n'aime-t-on pas qu'une chose immatérielle, une idée, une projection de l'autre qui nous est propre davantage que l'autre lui-même, lorsqu'on aime ? N'aimons-nous pas avant tout le partage et les souvenirs ensemble plus que l'expérience ensemble, et d'ailleurs où s'arrête la vérité de l'expérience ? Ressentir à travers l'objectif vidéo d'un appareil, est-ce réel ? Imaginer sa peau qui n'existe pas, rire, discuter avec des fantômes 2.0 restitués par la seule analyse de la machine, est-ce réel ?
Nos petites voix sont-elles moins réelles que nos voix alentour ?
Que peut-on penser d'un libre arbitre artificiel, résultat du travail artificiel de milliers de programmeurs ? Es-tu toi ? Es-tu Her ? Que t'a inspiré ta réaction, si ce n'est l'éducation virtuelle qu'on t'a implantée ? Composes-tu vraiment la musique, ou laisses-tu la faconde d'autres guider tes notes ? Ces questions s'adressent-elles à l'homme ou la machine, finalement ? L'homme n'est-il pas lui aussi le résultat d'une éducation et de ses accidents, la somme d'inspiration d'autres que l'inspiration d'autres avait étreints ? L'homme peut-il s'affranchir des choses qui l'ont programmé ? La pensée artificielle le peut-elle ?
Elles sont cons, tes questions, petite voix, c'était mieux là-bas, bercé d'une voix familière, baigné d'un regard de grand paumé, enveloppé d'une lumière et d'une image exceptionnelles. C'était mieux de regarder la passion faire son oeuvre, et de voir l'oeuvre trouver sa voie. C'était mieux de laisser une chanson et des notes de piano improvisées nous emmener ailleurs, où l'on dialogue tout seul et où l'on pense à deux.
Spike Jonze était encore il y a peu un bricoleur de plateaux, un chercheur, tu te souviens, on s'est dit ça à un moment. Un chercheur de forme à l'imagination esthétique et scénographique foisonnante, toujours prêt à embellir ses idées loufoques et poétiques. Et on a vu qu'il n'en avait plus besoin ici, comme s'il faisait enfin confiance à sa seule idée loufoque et poétique; il bride sa démesure pour agrandir son point de départ, et il touche au coeur.
On s'en est dit des choses, le temps d'un film, voix intérieure, à moins que ce ne fût plus tard, dans cet autre-temps, par la fenêtre de temps de laquelle nous avons plongé, le temps d'un film. On a trouvé le temps court, mais on avait le temps pour, le temps d'un film. C'était un film ? C'était vrai ?
On se reparle plus tard, on se revoit plus tard, on en reparle plus tard quand plus tard on y repensera. Comme à chaque fois.