Theodore est un sensible. Il parle à longueur de lettre des sentiments, de l'amour, de l'affection, de la tendresse, de tout ce qu'éprouvent les autres, qui ne se sentent pas capables d'exprimer ce qu'ils ont dans le coeur. Ou trop occupés ou pressés pour le faire.
Il vit les sentiments par procuration en y mettant pourtant une partie de son coeur, il développe pour les autres de belles histoires, il entretient les liens d'étrangers qui ne le sont pas vraiment, tel un Cyrano moderne.
Mais dès qu'il sort de son travail, dans les premières secondes de Her, Theodore se referme. Il est isolé, même dans un ascenseur bondé. Il est écrasé par son décor urbain et ses tours, qui regorgent pourtant de ses semblables. Il est désynchronisé, avec ses lunettes, sa moustache et ses vêtements d'un autre temps.
Theodore est une île parmi tant d'autres, dessinée dans un futur à peine proche, mais à la résonance pourtant si actuelle. Il est rivé à son oreillette, inondée de mails dérisoires, de publicités interchangeables et de news immédiatement zappées, sauf celle de cette vedette de soap opera qui se met à nu... Littéralement.
Dès les premières secondes de Her, Theodore est désespérément seul dans le décor vide de son appartement. Cette solitude contamine sa nuit sans sommeil, après s'être souvenu de l'avant, de la douleur de ses cicatrices émotionnelles encore vives, après s'être connecté à un chatroom de désoeuvrés aux allures de téléphone rose 2.0. Theodore s'est retiré d'un monde dans lequel il a perdu pied, avec lequel il est déconnecté. Etrange paradoxe de son hyperconnexion sensée rapprocher les gens. Faciliter les rencontres.
Theodore est une image de l'homme qui n'en est plus vraiment un. Démasculinisé, à fleur de peau, renfermé, solitaire, devenu le fantôme de son propre personnage.
Alors, tomber amoureux d'une voix, aussi sensuelle, envoutante, gourmande et espiègle soit-elle, permet à Theodore de différer l'échéance de la confrontation à l'autre, faisant de Her, sans doute, l'une des plus belles histoires d'amour jamais racontées à l'écran. Car Her, ce sont tous ces sentiments que l'on croyait éteints et que l'on porte à ébullition douce quand on les fait toucher, par le pouvoir de l'esprit et de l'imagination, à une sorte d'idéal sublimé.
Un idéal quasi magique, détaché de cette première phase d'approche si délicate, de séduction où l'on se présente plus beau qu'on ne l'est. Un idéal détaché des corps, des obligations et du quotidien.
Mais Her devient aussi, en même temps, l'une des histoires d'amour les plus tragiques quand elle s'applique à la réalité : l'incompréhension de certains, le mur de la relation charnelle qui fait paniquer Theodore, l'éloignement progressif, ou encore cette comparaison avec ce blind date aux allures d'entretien d'embauche, maladroit, déshumanisant et effrayant en ce que cette jeune femme impose dès le premier soir, en forme de castration et de prison émotionnelle.
Oui, il y a cette voix chaude, enivrante, légèrement éraillée, parfois timide, celle d'une Scarlett Johansson qui n'a jamais semblé aussi attirante que dans ce film-là. Oui, il y a cet absolu de la relation, en forme d'une chanson douce de la passion.
Oui, il y a par instant ce décalage presque amusé, parfois d'un autre temps dans les mots qui s'échangent, tout en tendant vers l'actualité de notre époque troublée où les modèles les plus établis ont du plomb dans l'aile.
L'oeuvre est belle et parle avec les mots du coeur, tout en se montrant aussi comme une rêverie désenchantée, en illustrant l'incapacité de Theodore à sortir de son isolement, son inaptitude à se confronter au vide de sa vie ou encore à surmonter les carcans qu'il s'est créé.
Mais il reste cette fin désarmante d'émotion, qui cloue le coeur du spectateur alors que le monde de Theodore s'écroule, qui le fait s'interroger sur cette somme de solitude en mode pluriel. Celle de chaque personnage qui a traversé cette drôle de fable philosophique aussi bouleversante que fragile.
Behind_the_Mask, love, etc...