Alors qu’il semblait définitivement perdu, aigri par ses échecs et résolu à répondre à d’embarrassantes commandes pour l’ogre Disney, le nouveau film de Zemeckis le voit renouer avec cette fibre expérimentale qui aura caractérisé sa carrière. Chercheur insatiable de nouvelles voies d’expression, à l’affût des sentiers nouveaux permis par les innovations technologiques, le cinéma de Zemeckis est depuis longtemps sur un fil, oscillant entre l’émotion du conteur et l’enthousiasme du technicien.
Here reprend exactement ce point fragile d’équilibre, en adaptant le très audacieux roman graphique éponyme de Richard McGuire, dans lequel toutes les planches sont rivées au même point de vue sur l’intérieur d’un living room où défilent, par superpositions de cases à l’échelle, toutes les époques.
L’idée est aussi rudimentaire que géniale : creuser, sur un point géographique unique, l’épaisseur du temps, effeuiller le palimpseste des époques, et des destinées, pour en révéler les échos, la brièveté et l’universalité.
Chez Richard McGuire, l’expérimentation est telle qu’aucun récit ne se dessine véritablement. Zemeckis ne pouvait se permettre une telle radicalité – et ne la souhaitait probablement pas. Il convie donc ses deux stars de Forrest Gump, Tom Hanks et Robin Wright, et les embarque pour un récit de vie à grand renfort d’un rajeunissement numérique plutôt convaincant, et surtout en parfaite adéquation avec son dispositif consistant à concentrer sur une pièce ou un visage le passage du temps.
L’ouverture du film peut susciter quelques inquiétudes : la partition très à l’ancienne de Silvestri puis le clip à la Fantasia laissent entrevoir une boursouflure kitsch qui va cependant rapidement s’estomper. Zemeckis n’évitera certes pas certaines facilités d’écriture, des parallèles un brin surlignés (l’arc des amérindiens) ou des placements au forceps (le COVID, les violences policières envers les Noirs). Mais l’essentiel n’est pas là, précisément parce que cette essence sera pendant longtemps difficile à définir. Dans cette accumulation de vies communes, de mariages, naissances et décès, la banalité, ennemi absolu de toute fiction voulant satisfaire le spectateur par l’extraordinaire, est le véritable sujet. Rivé à cette contrainte, renforcée par la rigidité d’un cadre dont il ne peut s’affranchir, Zemeckis déploie alors une inspiration folle : à la fixité du roman graphique, il ajoute le mouvement intérieur, de ses personnages, mais aussi du montage et du surgissement des différentes cases ouvrant sur une autre époque. L’inventivité constante n’oublie jamais le propos premier, permettant d’ouvrir l’espace sur d’autres émotions, et l’épaissir progressivement d’une Histoire ignorée par les résidants suivants. C’est l’Histoire accélérée du Nouveau Monde, mais aussi celle, universelle et redondante, de la famille, et tragiquement linéaire des individus face à la décrépitude, la solitude et la mort.
D’où cet étrange et émouvant paradoxe qui fait tout l’intérêt du film. Par la forme, le tour de force esthétique échappe à la rigidité et joue avec une vraie malice sur les différentes voies de traverse, comme un superbe contre-champ sur deux époques permises par le déplacement d’un meuble à miroir. Le cinéaste donne ainsi accès à l’extérieur de la maison, en efface la façade, place une lune commune à plusieurs époques et passe le relais à son protagoniste qui, par ses tableaux jonchant la pièce, matérialise les cases que le film avait découpées. Sur le fond, le contrepoint est néanmoins saisissant, parce qu’il évite le terrible piège d’une morale rivée au home sweet home. L’histoire conjugale des protagonistes est avant tout celle d’un enfermement, et l’erreur d’un patriarche ayant, par prudence, refusé l’aventure de l’extérieur. La très belle séquence du sapin de Noël synthétise à elle seule cette ambivalence : le premier plan met en évidence la neige et l’atmosphère festive, avant d’ajouter la baie vitrée, le sapin et un escabeau étrangement désaxé. La suite de la scène, par irruption et dévoilement d’un élément qui se situait entre deux couches du champ, mais invisible pour le spectateur, atteste de la capacité du cinéaste à narrer au sein du plan, et surtout, à y placer le drame qu’on préférerait ignorer en le laissant dans les interstices.
La maison est aussi un mouroir, un piège, et la famille comme cellule spatiale ne suffit pas à l’émancipation de l’individu. Autant d’éléments qui contreviennent au discours gentiment conservateur qu’on pouvait attendre d’un tel sujet et qui mènent aussi Here à traiter de l’histoire d’un échec. Si l’émotion vertigineuse de l’Histoire du temps et de l’espace est contenue dans le dispositif (rappelant en cela ce que proposait à sa manière A Ghost Story de David Lowery), Zemeckis ne délaisse pas l’échelle intime, et la manière dont l’idéal civilisationnel, rivé à la maison, peut s’avérer asphyxiant. Sans pour autant dénigrer l’importance fondamentale des événements anti narratifs qui constitueront l’essence d’une vie, à l’image d’un ruban perdu entre deux fauteuils, qui réveillera l’émotion de toute une vie sur le point d’être oubliée. La séquence finale, en osmose avec ce mouvement ultime de la mémoire, brise enfin la rigidité, pour un envol poignant : parce qu’il était attendu du fait de son absence, mais, surtout, parce qu’il parachève la destination inéluctable de tous les êtres, condamnés à n’occuper l’espace que de manière éphémère.
(7.5/10)