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De temps à autre, je retente une incursion du côté du cinéma d’horreur, dans lequel je loupe sûrement pas mal de choses depuis des années ; et force est de constater que de cette pléthorique...
le 20 oct. 2018
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En marge du tout-venant horrifique, deux films récents ont beaucoup fait parler d’eux, rassemblant comme rarement le public et la critique : It Follows, de David Robert Mitchell (2014), et Get Out, de Jordan Peele (2017). Si les deux métrages étaient en effet réussis, chacun avait cependant ses petites lacunes : le premier s’enfermait peut-être dans un dispositif de mise en scène efficace mais redondant, quand le second se reposait parfois trop facilement sur la matière politique de son scénario.
Et voilà que débarque aujourd’hui en salles le premier film d’Ari Aster, Hérédité, précédé d’une petite réputation acquise à Sundance où le jeune cinéaste a donné des sueurs froides. Ce qu’il manquait essentiellement aux films précédemment évoqués, c’est une certaine densité d'écriture et de mise en scène. Ari Aster se donne du temps pour l’atteindre. Il lui faut 2h06 pour explorer chaque idée, ne laisser aucune trouvaille s’évaporer de l’esprit du spectateur. On passe ici d’un petit système bien rodé qui consistait à créer des événements visuels à l’échelle du plan (brefs et autosuffisants), à une ambition de mise en scène constante, exigeant une construction rigoureuse de chaque séquence, qu’elle soit ou non spectaculaire.
D’après ce qu’il nous montre dans Hérédité, Ari Aster n’est ni le petit génie capitalisant à outrance sur un concept original à la manière des deux cinéastes évoqués précédemment, ni le bon artisan revisitant sagement les classiques du genre à l’instar de James Wan. La grandiloquence du film lui vaudra sans doute quelques regards condescendants, mais c’est pourtant ce qui nous a tous manqué dans les films d’horreur récents : la sensation de voir le genre enfin hissé au niveau des « grands films » qui récoltent toujours les lauriers, de festivals internationaux en tops de fin d’année. Son ambition formelle dépasse toutes les attentes liées au genre.
Hérédité raconte l’histoire de la famille Graham, endeuillée par la perte d’Ellen, la matriarche. Sa fille Annie vit en compagnie de son mari Steve et de ses deux enfants Peter et Charlie, dans une curieuse mais paisible demeure établie au milieu des bois. C’est Charlie qui semble tout particulièrement souffrir de cette disparition, la petite fille ayant toujours été très proche de sa grand-mère. Mais bientôt, toute la famille se trouve confrontée à un héritage inquiétant.
Première idée formidable : Annie est une artiste qui brosse son autoportrait sous la forme de maquettes représentant les grands moments de sa vie. Cette gigantesque maison de poupées qui grandit tout au long du film dans son atelier sera le centre du dispositif narratif d’Hérédité, puisqu’elle invite à s’interroger sur la question des points de vue. La mise en abyme des événements du scénario dans ces petits décors artificiels nous pousse à nous demander si, de la même façon qu’Annie regarde sa vie au microscope, une entité individuelle ou collective ne la regarde pas depuis un autre point de vue. L’idée est introduite dès le premier plan du film, qui dévoile l’atelier d’Annie en un long panoramique, puis un zoom dans la version miniature de la chambre de Peter qui finit par s’animer avec l’apparition des acteurs. Dès l’ouverture, Ari Aster brouille ainsi la frontière entre les différents niveaux de réalité et indique que le point de vue d’Annie est primordial pour comprendre cette histoire. Elle seule regardera d’assez près les événements qui l’entourent et cherchera à conjurer le sort de sa famille, jusque dans cet accès de colère qui la poussera à détruire son œuvre introspective, réplique symbolique d’une existence manipulée.
Il y a ensuite ce remarquable souci du détail qui dirige l’attention du spectateur vers chaque petit signe récurrent dans le film (symbole, bruit de bouche, mot prononcé ou écrit, photo ou dessin…) Un faisceau d’indices qui transforme le film en jeu de piste et implique le spectateur comme témoin privilégié du mystère qui entoure les personnages. Ce côté ludique trouve écho dans le fait d’avoir donné à Annie l’idée de cacher ses séances de thérapie derrière un alibi en forme d’adresse au spectateur : elle ment à plusieurs reprises à son mari en lui faisant croire qu’elle se rend au cinéma. Un rappel malicieux de la dimension manipulatrice du septième art...
Mais il faut avant tout célébrer l’écriture et la mise en scène impeccables des quelques scènes clés qui ouvrent la boîte de Pandore du cauchemar familial. Le film est tout entier traversé par la question du corps comme support d’un héritage mental et spirituel. Partons du deuil, qui bouscule à plusieurs reprises la famille Graham.
Si la mort et la violence physique (ici plus que jamais connectées) semblent si vite évacuées par les personnages, c’est sans aucun doute parce que le film, comme l’indique son titre, tourne autour de l’idée selon laquelle les corps des protagonistes sont prêts à les recevoir, à travers un sacrifice programmé depuis leur naissance.
Ménageant une certaine ambiguïté, le film passe sur la tristesse des personnages pour se concentrer sur leurs obsessions et leurs démons intérieurs, notamment dans deux scènes parfaitement interprétées par les acteurs. D’abord une dispute entre la mère et le fils, qui survient au cours d’un dîner dont le silence laisse ressurgir une plaie jamais refermée : quelques années auparavant, en pleine crise de somnambulisme, la mère avait failli commettre l’irréparable dans la chambre de ses enfants, réveillés par ses murmures effroyables tandis qu’elle s’apprêtait à brûler la pièce. La peur, plutôt que d’être déclenchée par une menace, émane d’une faiblesse et se pare d’un sentiment tragique.
La seconde grande scène où sont reliés le traumatisme et la perte de contrôle du corps, est celle de la séance médiumnique improvisée par Annie au beau milieu de la nuit avec son fils et son époux. Tout fonctionne sur un habile détournement des canons de l’horreur : au lieu de montrer des proches condescendants et dubitatifs concernant cette nouvelle lubie, Aster les fait passer de la compassion (celle de Peter qui invite son père à soutenir l’expérience de sa mère) à l’effroi. Mais lorsque le surnaturel advient, plutôt que de faire basculer le trio dans la terreur comme souvent dans ces séquences charnières, le film révèle qu’Annie est à nouveau somnambule : la peur se détache alors du surnaturel et revient vers l’état psychologique de la mère, qui venait pourtant de retrouver la confiance de son fils. Aster enfonce ainsi le clou du tragique et prolonge la veine dramatique du film, qui l’irrigue avec autant de force que celle de l’épouvante.
La désagrégation familiale est bien le cœur d’Hérédité, et si Ari Aster y détourne habilement les codes du cinéma d’horreur, il convainc définitivement par sa façon de délier avec autant d’aisance les ficelles du drame familial hollywoodien. Alors que la majeure partie des films endeuillés débouchent sur une conclusion heureuse après avoir uni les personnages contre l’adversité, Hérédité est une tragédie jusqu’au-boutiste qui tacle ouvertement les happy ends en une réplique terrible :
We could have grown from this.
Hélas, toutes les malédictions ne peuvent être brisées, et toutes les familles réparées.
Comme les meilleurs films d’épouvante qui l’ont précédé, Hérédité joue sur deux tableaux pour traiter un sujet grave. Une lecture métaphorique du film apportera autant qu’une réception plus littérale de son univers horrifique. La construction du récit autour du point de vue d’Annie qui se débat douloureusement avec son héritage en fait une parfaite métaphore des maladies mentales héréditaires. Mais la mythologie terrifiante que convoque le film pour nourrir son imagerie infernale et cauchemardesque donne lieu à des scènes inoubliables qui constituent déjà un savoureux morceau de cinéma.
On pourrait s’attarder encore sur la photographie qui multiplie les tours de force et redouble d’inventivité en termes de lumière et de cadrage. Les petits décors construits par Annie, produisant des cadres dans le cadre et conférant aux images une forme de plasticité, mettent en valeur le travail de composition du chef opérateur Pawel Pogorzelski qui rayonne sur l’ensemble du film : dès lors que l’on passe en plan d’ensemble, on ne voit plus que des tableaux qui s’animent comme par magie, et des personnages réduits à l’état de miniatures qui semblent déplacées par une main invisible.
On notera enfin la musique fabuleuse de Colin Stetson, qui clôt sa longue trame anxiogène sur une épiphanie de sonorités luxuriantes, sublimant à merveille l’ambiguïté de cet épilogue grandiose.
Mais trêve de compliments, rangeons la plume car lorsque l’on est confronté à un film qui exploite avec tant de générosité les possibilités qu’offre le medium cinématographique, les mots sont après tout bien peu de choses face aux images.
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Créée
le 22 août 2024
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