Depuis le début des années 2000, le malentendu autour de l’œuvre de Shyamalan n’a cessé d'empirer. Souvent aussi mal défendus que descendus, les films du cinéaste n’ont plus jamais fait l’unanimité après Signes, malgré le succès de la plupart d’entre eux au box-office. Passant en quelques années du statut de wonder boy d’Hollywood invité aux Oscars à celui d’habitué des Razzie Awards, M. Night Shyamalan est pourtant l’un des cinéastes américains les plus singuliers de sa génération.
Lorsqu’il entreprend l’écriture du Village, il est encore sous l’influence du roman Les Hauts de Hurlevent d’Emily Brontë, pour lequel il avait un projet d’adaptation toutefois peu envisageable en fin de contrat avec les studios Disney. Il signe donc le scénario de « The Woods » qui raconte comment, au cœur d’une petite communauté isolée à la fin du XIXe siècle, la jeune aveugle Ivy Walker tombe amoureuse de Lucius Hunt, le « plus courageux du village », qu’avait déjà courtisé sa sœur. En lui déclarant sa flamme, elle provoque la jalousie dangereuse de Noah, un garçon atteint de déficience mentale.
Le Village s’origine donc dans l’histoire d’un amour contrarié qui déclenchera une série d’événements mettant en péril l’apparente sérénité de la communauté, pour la première fois accablée par la crainte, le doute et la violence qu’elle avait tenté de fuir en s’éloignant des villes. Pour la première fois chez Shyamalan, la fable prend ainsi réellement le dessus sur les exigences d’efficacité relatives au genre horrifique, et c’est bien ce qui posera problème.
Le cinéaste, portant le fardeau de ses précédentes réussites dans le film de genre, s’est vu trahir par une campagne de promotion honteusement mensongère. Difficile en regardant le film puis sa bande-annonce de penser qu’ils racontent la même histoire ! Le film d'horreur qui nous est vendu cherche plutôt les larmes que les sueurs froides. Le Village est emblématique d’une prise de position naïve de Shyamalan, qui prête le flanc à une critique friande de scénarios fouillés et imprévisibles dans le cinéma de genre. Ce qui l’intéresse avant tout, c’est la profondeur des personnages et la confrontation de leurs pulsions contraires. Dans cette démarche, les codes du genre n’ont jamais été que les rouages d’une mécanique avec laquelle il compose pour se faire le conteur d’histoires simples mais sincères.
Night fait moins des films de peur que des films sur la peur. Cette dernière est le sujet sur lequel il revient de manière obsessionnelle de film en film, parfois traité jusqu’à une extrême littéralité qui aura conduit au ratage d’After Earth. Dans Sixième Sens, il fallait pour les deux personnages principaux se rassurer sur les fantômes du passé ; dans Incassable, il s’agissait de surmonter la crainte d’un pouvoir trop difficile à exercer ; et dans Signes, la peur était celle de l’autre, de l’étranger qui venait soudainement envahir un environnement que l’on pensait maîtriser. Le Village a des allures de film-somme en ce qu’il revient sur la plupart de ces interrogations.
Ce village est né d’une crainte, celle de devoir faire face à la décadence des villes ; mais il ne subsiste qu’en entretenant une autre peur, celle qu’engendrent « Ceux dont on ne parle pas », créatures qui hanteraient les bois environnants selon les dires des anciens de la communauté. À partir de cette première contradiction s’esquisse la discrète critique d’une société américaine paranoïaque et protectionniste, qui vit dans le besoin de se créer des monstres aux intentions obscures pour conserver une forme d’unité face à la terreur. De fil en aiguille, la métaphore se développe tandis que nous découvrons les responsabilités endossées par les anciens, sa visée critique étant accentuée par le finale du film au cours duquel on découvre les extraordinaires moyens financiers déployés pour couper le village du monde.
Le cadre du XIXe siècle sert dans un premier temps de contexte idéal pour montrer la candeur des personnages et rendre crédible leur manipulation. Bien entendu, le suspense est de mise dans la première partie du film, grâce à une ambiance inquiétante et à la multiplication de signaux renvoyant aux peurs enfantines (petits chaperons jaunes et forêt interdite). Mais on comprend assez vite que l’angoisse n’est pas viscérale au point de craindre pour la vie des personnages. Celle-ci est mesurée car le village semble protégé par tout un ensemble de rituels, et elle ne se manifeste en premier lieu qu’au travers d’un jeu effronté consistant à se tenir le plus longtemps possible à la lisière des bois une fois la nuit tombée. La mise en scène, d’une beauté flamboyante (voir la magnifique envolée lyrique lorsque Lucius sauve Ivy de justesse des griffes d’un monstre), accentue ce décalage de ton et confirme que Le Village n’est pas réductible à une forme d'épouvante sans envergure. Comme dans Phénomènes et The Visit quelques années plus tard, l’horreur est ici distanciée, prise dans les enjeux d'un scénario ouvertement dramatique.
En plongeant ses personnages dans une reconstitution du XIXe siècle, Shyamalan trouve aussi un moyen de mettre en valeur le discours direct et univoque des personnages, notamment dans la très belle scène de dialogue nocturne entre Ivy et Lucius, filmés de dos dans une image bleutée et brumeuse qui donne à voir la forêt qui leur fait face. Si les anciens ont beaucoup à cacher, leurs descendants sont de véritables livres ouverts, à l’exception de Noah, qui demeure insaisissable mais dont l’absence et l’exclusion sont soulignées dans chaque séquence importante par l’image symbolique du rocking chair vide : un seul des villageois semble en marge de cette harmonie, et c’est bien lui qui déréglera cette petite société utopiste.
Shyamalan se montre critique vis-à-vis des anciens qui représentent un système tout à fait régressif : les parents de Noah sont incapables de faire face à l’acte de violence de leur enfant et acceptent même, après avoir essuyé quelques larmes, son sacrifice au nom d’un secret collectif qui semble drainer tous les remords. Refoulant leurs propres préoccupations morales, les anciens cherchent à se persuader qu’ils sont en mesure d’organiser la répression de tout état d’âme.
Cependant, les enfants leur donnent tort. Si Ivy ne peut trahir le secret du village après son voyage hors de la forêt interdite (en raison de sa cécité), sa dévotion amoureuse et sa force de caractère passent outre les mises en garde de ses aînés. Et surtout, il ne faut pas oublier que les intentions de son amant, le téméraire Lucius, étaient d’une tout autre nature : c’est sa curiosité, sa soif de connaissance et son désir d’expérience qui le poussaient à voir au-delà des limites du village, notamment car il était convaincu de trouver un remède pour Noah.
Si la maison et le foyer sont présentés comme le seul endroit sûr lors de la première apparition des monstres (comme dans Signes où les extra-terrestres semblaient ne pas pouvoir pénétrer la demeure de la famille Hess), il est impensable de contenir indéfiniment passions et pulsions. C’est donc aussi cette émancipation du cocon familial par des enfants aventureux qui se retrouve au cœur de l’intrigue du Village, mettant à mal la domination des anciens qui ne prennent guère au sérieux les ambitions des plus jeunes en début de film (« Tu es d’une telle naïveté », dit la mère de Lucius à son fils avec condescendance lorsqu’il émet le vœu de se rendre en ville).
Sur le fond, le film suit ainsi plusieurs pistes et multiplie les niveaux de lecture tout en restant dans le cadre serré de la fable.
La photographie du grand Roger Deakins alterne la chaleur des teintes mordorées de la forêt (elle fait peur, mais son appel est irrésistible) et la froideur des tons maussades qui caractérisent les habitations du village. Les mouvements d’appareil toujours minutieux et très signifiants chez Shyamalan sont ici confrontés à de nombreux plans d’ensemble fixes, qui de prime abord mettent en valeur la représentation d’une communauté tranquille et harmonieuse, mais figurent ensuite l’artificialité du village : on retient surtout la picturalité des plans qui montrent les habitants s’affoler à l’arrivée des monstres ou à la disparition de Lucius, traversant des cadres figés et souvent redoublés par l’encadrement des portes. Ils figurent une peur ritualisée, factice malgré la croyance tenace des plus jeunes.
Il faut enfin dire un mot du remarquable travail effectué sur le son, qui s’enrichit tout au long des sept bobines qui composent le film. Dès les premières images qui nous plongent dans l’atmosphère de la forêt, le générique s’ouvre sur la musique magistrale de James Newton Howard, qui a engagé la jeune violoniste Hilary Hahn pour assurer les plus belles mélodies de la bande originale et sublimer l’ascension du personnage d’Ivy.
Dans la première partie du film, les sons directs se font plutôt discrets, fondus dans l’atmosphère du village. Puis, il y a cette rupture troublante lorsqu’arrive le redouté coup de poignard, montré en deux plans bouleversants sur les regards de la victime et du coupable, complètement silencieux, comme pour souligner l’engourdissement d’une population qui n’avait jamais imaginé que la violence puisse un jour briser le calme de leur autarcie. Mais cet acte imprévisible fera basculer le film dans une forme plus sensorielle, avec la traversée aveugle des bois par Ivy. On retrouve alors, en contrepoint à la musique lyrique de James Newton Howard, une variété de sons naturels qui traduisent l’hypersensibilité d’Ivy. Une autre façon de rappeler à notre mémoire la faculté d’immersion que nous avions étant enfants, forts d’une imagination débordante qui se contentait de peu pour nous faire croire en chaque histoire.
Le Village est important car il marque un point de rupture dans la relation entre le réalisateur et son public. En nourrissant l’intrigue de notions qui sont au cœur même de l’expérience spectatorielle (la peur, la crédulité), Shyamalan s'est permis d'enfreindre ce qui ressemblait à un contrat passé de force avec le public. Le Village fait partie de ses films les plus radicaux par son caractère anti-spectaculaire, aujourd’hui impensable à Hollywood où chaque cinéaste de genre s’échine à gonfler ses films d’ambitions théoriques ou esthétiques artificielles. Shyamalan a bien raison de revenir aux fondements de notre foi dans la fiction, afin d'interpeler le public plutôt que de lui resservir la recette de ses premiers succès. Il nous réserve sans doute bien des surprises, à commencer par la suite de Split qui s’annonce comme un nouveau détournement des codes du film de super-héros, dix-neuf ans après Incassable. L’occasion de montrer encore une fois, si l’on en croit les pistes de réflexion qu’inspire la conclusion de Split, que sa mission principale, si émouvante, reste d’unir les âmes en péril dans leur lutte contre la peur.
Mon essai vidéo sur le film est à retrouver sur Youtube !