Premier visionnage : 01/02/2016.
Héros ou salopards (titre auquel on préfèrera sans doute le plus sobre Breaker Morant, du nom de son personnage principal) est un film plutôt rafraîchissant dans le paysage cinématographique mondial, et ce principalement grâce à son sujet : la fin douloureuse de la Seconde Guerre des Boers qui opposa les peuples d'Afrique du Sud à l'empire britannique et à l'Australie entre 1899 et 1902, quelques années avant la Première Guerre mondiale. L'autre point intéressant de Breaker Morant, au-delà du petit rappel historique, c'est de faire un film de procès qui ne se focalise pas sur le sort des accusés du point de vue "coupable ou innocent ?" (ils sont coupables et seront punis, forcément) mais qui essaie plutôt de statuer sur leur responsabilité. Très vite, on comprend que ce ne sont que des "hommes normaux" projetés dans des "situations anormales". De vulgaires soldats qui n'avaient rien demandé, qui ont simplement un peu trop obéi aux ordres, et dont les vies seront utilisées comme monnaie d'échange en faveur d'un traité de paix.
« And a man's foes shall be those of his own household » : voilà toute l'essence du procès résumée en une citation (biblique) que le poète protagoniste déclamera. Une nation (représentée en la personne de Lord Kitchener) désirant prouver sa bonne volonté en jugeant ses propres soldats fermement, avec un verdict écrit d'avance, dans l'espoir de mettre rapidement un terme à cette guerre. À travers l'histoire de ces trois soldats australiens aux ordres de l'armée britannique, c'est donc celle des "Scapegoats of the Empire" (les boucs émissaires de l'empire) qui est contée, et qui fut l'objet d'un livre censuré par le Royaume-Uni jusqu'au milieu du XXe siècle.
On peut reprocher certains procédés assez peu convaincants au film de Bruce Beresford, comme certaines images trop caricaturales (les deux condamnés à mort qui s'avancent main dans la main vers leur fin, même si cette image sera vite contrebalancée par les deux plans consécutifs magnifiques, à contre-jour, de leur exécution). La poésie de Harry "Breaker" Morant (personnage véridique) arrive un peu tard, comme un cheveu sur la soupe, mais renforce la dimension mélancolique du final comme il se doit. Et le charme singulier des décors sud-africains authentiques opère, avec force. Au final, entre culpabilités évidentes, responsabilités à prouver, machinations politiques et autre broyages institutionnels, Héros ou salopards se révèle beaucoup plus dense et subtil que prévu.
Second visionnage : 12/11/2023.
Encore un revisionnage assez conforme à mes souvenirs (après le très mauvais American Nightmare), procurant le sentiment réconfortant d'être encore d'accord avec mon moi d'il y a 7 ans. Est-ce l'effet de surprise qui s'est évaporé, est-ce mon enthousiasme d'alors qui a décru à cause d'une exigence supérieure ? Quoi qu'il en soit, Breaker Morant m'a un peu moins passionné même si l'éventail de thématiques explorées et le contexte dans lequel elles sont déployées ont conservé un intérêt manifeste.
Le cadre militaire est vraiment original et surprenant, d'un point de vue français tout du moins : on ne peut pas dire que la seconde guerre des Boers, entre 1899 et 1902, a fait l'objet d'énormément d'œuvres connues chez nous, un conflit opposant l'empire britannique et les descendants des pionniers blancs d'Afrique du Sud essentiellement néerlandais, allemands et huguenots. Un terme qui laissera la place à celui d'Afrikaner par la suite. Les Boers étaient majoritairement des paysans connaissant bien le terrain et livrant à leurs ennemis une guérilla, ce qui conduisit les Britanniques à solliciter les soldats australiens pour évoluer dans ces territoires hostiles. Vers la fin du conflit, craignant que l'Allemagne ne rentre en guerre contre elle, les dirigeants du Commonwealth profitèrent d'un massacre commis sur des Boers pour instrumentaliser la cour martiale et solder la fin du conflit, au prix d'une accusation connue aujourd’hui pour avoir été largement inéquitable envers les soldats australiens mis en cause. La définition même de boucs émissaires.
Les films traitant de faits graves commis dans un contexte militaire mais hors de la guerre telle qu'on la conçoit traditionnellement sont très nombreux, et là n'est pas l'originalité de Héros ou salopards qui peut se concevoir comme une version britannico-australienne de La Nuit des généraux (un crime pendant la guerre) et Des hommes d'honneur. Dans ce dernier, Rob Reiner montrait clairement les deux militaires accusés comme des innocents ayant uniquement obéi à un ordre ayant conduit à la mort d'un de leurs camarades. Ici, Bruce Beresford explore une zone grise bien plus étendue, en explicitant très rapidement la culpabilité morale des trois principaux accusés tout en y opposant le questionnement vis-à-vis de leur responsabilité. À noter l'interprétation très propre de Edward Woodward et Bryan Brown sur le banc et de Jack Thompson à la défense.
En un sens il n'y a guère de suspense : une des premières scènes expose sans détournement l'intention de la part de Lord Kitchener de faire un procès exemplaire qui servira les intérêts de sa nation. Un procès qui pourra ironiquement se poursuivre par une conférence de paix. L'intérêt réside davantage dans le film de prétoire, entrecoupé de flashbacks pour illustrer les différents épisodes, qui appuie sur les asymétries fondamentales entre l'accusation et la défense. Le nœud du problème est assez concis en réalité : le capitaine Hunt a ordonné à ses hommes d'agir selon le mode officieux des armées (pas de prisonniers, finie la guerre de gentlemen), et ce dernier ayant trouvé la mort, il n'existe plus de preuve pouvant dédouaner les accusés de leur responsabilité. Beresford s'intéresse ainsi à la psychologie de ces personnages, auteurs d'horreurs commise par des "normal men in abnormal situations", et en prenant ses distances avec la vision de "poor Australians who were framed by the Brits".
C'est donc à un premier niveau le récit d'une instrumentalisation de ce procès, mais avant tout une exploration de ces zones grises, avec les directives tacites du commandement d'un côté, et de l'autre des officiers plus ou moins complaisants vis-à-vis de ces ordres là où ils auraient pu prendre leurs distances. Breaker Morant arbore de nombreuses facilités d'écriture, que ce soit lors du procès (avec beaucoup de plaidoiries très théâtrales de la part de la défense, et beaucoup d'arguments rejetés trop facilement par le tribunal) ou lors de la conclusion (avec une relative effusion de sentiments en contraste avec la sobriété du reste du film, main dans la main, lever de soleil dans des teintes roses et orangées magnifiques), qui n'oublie pas de marteler son message au travers de la métaphore de l'empire qui exécute deux soldats et les fait rentrer de force dans leurs cercueils trop petits.
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