Les premiers plans du film offrent les aperçus d'un jardin brumeux et prolifère. Surviennent alors les images concomitantes d'un astronaute réparant un vaisseau dans l'espace et d'un bébé dans son parc de fortune ; l'astronaute rassure le bébé de sa voix. Cette introduction par le jardin qui va permettre la subsistance des personnages, un havre potager qui présente le lien indéfectible des hommes à la Terre, expose d'emblée la condition d'isolement des personnages dans l'espace et les rapports que ceux-ci peuvent entretenir avec la Terre.
Le spectateur comprend qu'une mission spatiale a été mise en place en envoyant une dizaine de criminels condamnés à mort en dehors du système solaire. La rédemption judiciaire des ces personnages se fait au service de la science et au nom d'un projet sur la reproduction de l'espèce humaine dans l'espace. La problématique de la reproduction dans l'espace a émergé dès lors qu'une conquête de l'espace nécessiterait un temps d'exploration supérieur à celui d'une vie humaine ou dans le cas de projet de colonies humaines dans l'espace. La nécessité de se reproduire devient alors indispensable pour des missions spatiales de très longues durées. La reproduction d'un organisme dans l'espace est problématique du fait des radiations (bien plus importantes que sur Terre) ; elle fait donc l'objet de recherches scientifiques sérieuses et justifie le motif d'un tel voyage dans ce film. Ce huis-clos expose une certaine absence d'espoir à laquelle sont voués les personnages qui meurent un à un jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un homme et son enfant, né avec succès lors de la mission. La question d'une telle existence que suggèrent les conditions de vie dans cette expédition sans retour s'observe dans l'évolution de cette petite famille. Le film s'achève sur la disparition du père Monte et de sa fille Willow dans un trou noir gigantesque, elle est alors adolescente. La vie qu'elle a mené jusqu'ici se résume à une évolution dans ce vaisseau, enfermée, avec son père contraint jusqu'à la paternité pour seul co-citoyen.
Le scénario de ce film se scinde en trois mouvements. Le premier est celui des premiers pas du bébé élevé par son père ; ils sont alors seuls à habiter le vaisseau, dans un temps du récit antérieur à celui de l'histoire. Puis, dans un temps du récit plus antérieur encore, nous sommes plongés dans le cœur de la mission spatiale comportant les interactions des prisonniers et leurs occupations quotidiennes qui vont mener à l'éclatement de cette micro-société dont seuls Monte et Willow survivront. Les derniers instants du film nous montrent la vie que mènent le père et l'enfant, une quinzaine d'années plus tard. L'état du vaisseau s'est dégradé, ses occupants ont vieilli mais ils survivent ainsi jusqu'à disparaître dans l'exploration d'un trou noir, le second but de la mission.
Quel rôle joue l'imagination dans la vie de ces prisonniers ultimes ? Au regard de la problématique de l'imagination, cette œuvre propose deux axes d'étude. Le premier s'effectue en lien avec l'enfermement et l'absence d'espoir auxquels sont voués les prisonniers. Que savent-ils de leur avenir ? Comment le milieu de l'espace comme une prison avec le dessein d'une mission scientifique modifie-t-il ce qu'ils imaginent de leur vie et de leur avenir ? La réflexion de Cornelius Castoriadis dans L'institution imaginaire de la société paraît éclairer les mécanismes imaginaires qui naissent dans cette société-vaisseau. Ensuite, il me semble particulièrement intéressant d'observer les mécanismes de la fiction et des concepts de représentation et d'imagination qui s'y rapportent au sujet de la croissance du personnage de Willow. Les notions développées par Jean-Marie Schaeffer dans son article « De l'imagination à la fiction »2 ainsi que dans son ouvrage Pourquoi la fiction3 semblent offrir une lecture des aspects de l'imagination au sein même de cette fiction où une vie se développe uniquement dans l'espace avec ce que les personnages appellent « les images de la Terre ». Comment ces images forgent-elles les facultés de penser et de s'émouvoir de Willow, sa connaissance de l'homme et des relations collectives ? Comment peut-on grandir dans un vaisseau spatial ?
L' ÉCHEC COLLECTIF IMAGINÉ
Le territoire de l'espace permet une certaine élaboration de l'imagination, pour l'auteure comme pour ses personnages. Dans ce film, l'exploitation de l'espace est abordée avec une certaine rigueur scientifique. Le vaisseau devient un milieu parallèle à celui de la Terre, ce sont deux espaces qui ne se recroiseront jamais. Il s'y s'établit les conditions d'une vie particulièrement précaire et isolée, contrainte. Claire Denis caractérise elle-même ce vaisseau comme la prison ultime (« Time on earth is not their time. [...][outer space is] the ultimate jail »). Ce terme se définit d'ailleurs selon les deux paramètres de l'espace et du temps : au-delà de l'ultime il n'y plus rien, au delà de cette prison les choses sont finies. Le monde fictif de ce film est donc un monde transposé dans l'espace qui contient des relations humaines adaptées au milieu restreint qu'est ce vaisseau : c'est une vectorisation du milieu carcéral dans l'espace.
Dans le second mouvement du film, soit la phase initiale de la mission, se dévoilent au spectateur les influences d'un l'isolement absolu – c'est à dire sans communication avec la Terre – sur ces détenus spatiaux. Ce mouvement se conclut par la destruction de leur société et la naissance d'une nouvelle. Chacun des personnages meurt soit parce qu'il n'a pas survécu aux expériences, soit par suicide ou par meurtre. Monte (incarné par Robert Pattinson) et Dibs (incarné par Juliette Binoche) me semblent présenter la dichotomie d'une existence imaginée dans ce milieu clos. Le premier se révèle au fil des plans comme un emblème de conservation, une forteresse humaine qui ne s'abandonne pas à la dérive de ses humeurs : il s'adapte en silence. Pour cela il continue de raser sa barbe et refuse de s'adonner à une quelconque forme d'expression sexuelle comme peuvent le faire les autres. À l'inverse, la docteure Dibs semble agir dans le sens de cette politique de l'isolement. Seule capable d'autorité à bord (car elle dirige les opérations scientifiques), elle se laisse pousser les cheveux durant de longues années et apparaît comme la figure de la sensualité.
Les déchirements des relations à l'intérieur du vaisseau et les violences qui s'y passent témoignent d'une insoutenabilité de la vie dans de telles conditions de la même façon que des agressions ou viols ont lieu en prison. Néanmoins, l'évolution de cette communauté isolée et les échanges qui s'y établissent font montre d'une volonté, d'une activité déclarée en faveur d'une continuation de leur existence. Les détenus expriment l'absence d'espoir de leur condition, qui demeure vaine, sans retour possible sur Terre. Comment ces condamnés parviennent-ils à imaginer une vie dans ce milieu ?
La résignation, la fuite, la rédemption, ou l'accomplissement d'un projet sont autant de moyens qui finissent par apparaître comme le seul futur envisageable pour différents personnages. Un personnage croyant en Dieu, toujours serein, trouve son salut, une rédemption de se méfaits terrestres, à un moment de la mission. Dibs croit en la possibilité de procréer dans l'espace afin d'assouvir son désir d'enfanter d'une quelconque manière. Elle puise sa motivation en s'investissant dans la mission scientifique. Quant à Monte, dont le stoïcisme semble résister, on comprend qu'il est animé par l'espoir de s'en sortir, de s'échapper par un éventuel retour sur Terre ou la rencontre d'autres individus pouvant apporter une aide. Sa volonté de conservation et son isolement au sein de la collectivité signent sa survie.
La polyphonie de cette société composée de criminels semble dès son lancement lui procurer une destinée instable et chaotique. Pourquoi tous ne se révoltent pas dès le départ contre l'autorité ? Comment ce groupe de détenus se maintient pendant plusieurs années dans cet environnement ? La pensée relative à l'imaginaire de Castoriadis semble illustrer la cohésion – certes limitée dans le temps puisqu'elle éclate à la fin du second acte – de cette petite société spatiale. Il développe la notion d'imaginaire radical, chose sans laquelle la vie ne pourrait exister. Cette société est par essence caractérisée par la contrainte de l'enfermement et l'absence de liberté. Selon Castoridis, « Ce qui tient une société ensemble, c'est le tenir ensemble de son monde de significations »5. C'est une façon d'expliquer l'éclatement qui condamne cette société de prisonniers vacant dans l'espace. La divergence de leurs raisons d'être – ou du moins de rester – dans cet environnement ne permet pas de constituer ce qu'il appelle le « magma de significations imaginaires sociales ». L'institution d'une société et la cohésion de ses membres résident dans l'établissement d'un monde de significations. Il ne faut pas y comprendre une harmonie de toutes les parties d'une société, mais une société instituée selon une « dimension identitaire-ensembliste » en cela que des éléments imaginaires qui ont une signification pour les membres forment un ensemble, donnent une identité aux membres de cette société. Dans High Life, les éléments imaginés de leur futur, de leur existence dans ce vaisseau, sont dispersés, éclatés et mènent à la destruction de leur société.
Monte, contrairement à l'abandon ou à la passivité des autres personnages, est le seul à interroger cet imaginaire radical et signe ainsi sa survie. Selon Laurent Zimmermann, il y a ici la « reprise de l'idée kantienne du réel comme une pure suite de chocs. Ce qui est invivable. Il faut, pour que ce monde soit vivable, structurer ce monde avec des éléments qui lui donnent un sens ». L'échec de cette micro-société est alimenté par un isolement absolu ; les différentes parties ne parviennent pas à rendre leur monde vivable par un ensemble des éléments imaginés. L'imaginaire radical est faillible et la société ne peut s'instituer. La pensée de Castoriadis suggère en effet que « L'histoire se donne immédiatement comme succession » : l'origine de cette société fondée sur la contrainte ne permet pas la construction de ce qu'il appelle le « social-historique ». Pour que ces éléments imaginaires aient du sens et donnent lieu à l'institution d'une société, il leur faut un référent nous dit Castoriadis. Dans ce vaisseau, les éléments imaginés peuvent avoir des référents par analogie aux choses de la Terre, mais la frontière absolue avec la Terre rend caduque cette hypothèse. Il y a donc l'idée d'un ordre qui est intenable, les significations ne peuvent donner lieu qu'à des représentations isolées dans un environnement lui-même isolé, ce qui contribuera à son éclatement et à la naissance d'un nouvel ordre conjointement à la naissance de Willow.
LES IMAGES DE LA TERRE
Afin d'observer l'exercice de l'imagination dans la vie de Willow, il faut identifier les moyens dont elle dispose pour forger sa connaissance et s'établir psychologiquement dans cet isolement. Les matériaux d'information, pouvant prendre l'aspect d'une distraction, auxquels elle fait référence dans le dernier mouvement du film sont les commentaires des anciens habitants du vaisseau (des compte-rendus journaliers obligatoires) ainsi que la diffusion des « images de la Terre ». Ces dernières peuvent contenir un film existant sur Terre (comme c'est le cas au début du film et à la fin, on aperçoit les images du film In the land of the head hunters comme un clin d'oeil aux origines et à la nativité) ou des images qui pourraient être issues de la télévision (comme un match de rugby). Dans Pourquoi la fiction ? Schaeffer explique que la fiction se définit comme telle par l'usage que l'on en fait. L'imagination devient alors un procédé qui est responsable de la fiction, de l'existence de cette fiction. Ainsi le matériau des « images de la Terre » diffusées peut être perçu par Willow comme un ensemble de fictions, quelque chose de raconté, une représentation distincte de sa réalité. Les commentaires des anciens habitants forgent quant à eux une histoire plus proche de Willow, celle de ses prédécesseurs. C'est en quelque sorte l'histoire de son monde qu'elle lit comme on peut lire le récit de la vie d'un personnage historique. Il s'agit alors pour cette native de l'espace d'opérer un va-et-vient constant entre ce que les hommes sont supposés faire tels qu'ils lui sont montrés et ce qui lui est possible et permis de faire dans sa propre réalité, celle du vaisseau.
Schaeffer écrit ceci : « les leurres [que la fiction] élabore sont simplement le vecteur grâce auquel elle peut atteindre sa finalité véritable, qui est de nous amener à nous engager dans une activité de modélisation ». Cette considération ramène alors « les images de la Terre » à être définies comme des fictions dont la vertu est de permettre à Willow de modéliser la Terre et les hommes grâce à un dispositif fictionnel.
L'univers fictionnel de Willow ainsi établi, les notions développées par Schaeffer dans « De l'imagination à la fiction » permettent d'éclairer les influences de l'imagination façonnée par ces matériaux sur la vie de Willow. High Life met en scène deux exemples qui me semblent probants à cet égard. Il s'agit de son envie d'avoir un chien lorsqu'on son père explore un vaisseau voisin seulement habité par des chiens et d'une prière à laquelle elle s'exécute devant les « images de la Terre » diffusant un match de rugby. C'est dans ces instants, pendant lesquels Willow exprime un désir qu'elle a forgé face la fiction, que se déploie la « potentialité cognitive de l'imagination ou de la fiction ». Selon Schaeffer, c'est par un processus cognitif que l'être humain interagit avec le monde dans lequel il vit. Et ce processus cognitif qui donne accès à la connaissance et la conscience d'un environnement a pour origine un processus représentationnel. Schaeffer introduit cependant une distinction similaire à celle qu'il fait pour définir la fiction, à savoir entre le « type » et la « fonction ». Ainsi la représentation donne lieu à une conscience de l'environnement par un processus cognitif non pas du fait des types de représentation auxquels nous avons accès mais par « la fonction que ce processus remplit dans la vie mentale ». Lorsqu'elle voit la possibilité que son père ramène un chiot dans leur vaisseau, elle insiste pour en avoir un comme elle pu le voir dans les représentations de la Terre. Elle en veut un en imaginant qu'il peut lui apporter la chaleur d'un contact, un réconfort. Elle dit à ce sujet « Something to hold », ce qui est d'ailleurs traduit avec excès au cinéma par « quelque chose à câliner » qu'il me semblerait plus juste de traduire par « quelque chose à tenir dans mes bras ». Elle a pu voir et alors imaginer par le processus représentationnel la chaleur d'un câlin à un chien mais elle ne la connait pas. Le passage de la représentation à la cognition est inaccompli et ne peut donner lieu à un processus dont la fonction est de « rempli[r] la vie mentale » de Willow. La distance émotionnelle de l'expression « to hold » (tenir en français) témoigne de l'échec de l'interaction de Willow avec le monde représenté par la fiction. Ce que Schaeffer affirme également lorsqu'il évoque la « fiabilité du modèle mental élaboré » dans lequel la valeur de la portée cognitive des représentations « réside dans le taux de réussite ou d'échec des interactions futures avec le monde qu'elles modélisent ». Il s'agit bien ici d'un échec de l'imagination qui, du fait de la fiction et de la représentation qu'elle engendre, ne peut donner lieu à une adaptation dans le monde de Willow. Le refus de son père de ramener un chien dans le vaisseau confirme cet échec, confrontant ainsi Willow à une impasse de l'imagination où la portée cognitive de la représentation ne peut la faire accéder à un vérification par le vécu et à à l'opportunité d'un certain épanouissement.
Il me paraît intéressant d'observer au sein du schéma de Schaeffer, toujours dans le même article, les points de distorsion que l'existence de Willow présente dans le trajet de l'imagination à la fiction. La notion de « feintise ludique » illustrée par le « comme si » d'un jeu d'enfant échoue dès lors qu'elle n'est pas partagée. Willow ne peut partager la feintise de la fiction et faire « comme ci » du fait de son isolement dès la naissance et de l'échec existentiel démontré précédemment. Dans High Life, cet enfant ne peut se confronter à la réalité de la Terre (même par la mobilisation de souvenirs comme peut le faire son père ayant vécu sur Terre) et ne peut vérifier les « auto- simulations mentales » créées par l'imagination. Le développement affectif et cognitif d'un bébé dépendant d'un exercice de la fiction est instable dans le cas de Willow. Pourtant celle-ci revient sur son comportement insistant et s'excuse auprès de son père d'avoir demandé un chien.
« La fiction opère par amorces mimétiques, et la fonction de ces amorces est d'induire un processus d'immersion mimétique qui nous amène à traiter la représentation fictionnelle « comme si » elle était une représentation factuelle et de nous l'approprier à travers des mécanismes d'introjection, de projection et d'identification ». Les « images de la Terre » sont donc bien responsables d'une immersion mimétique mais qui s’essouffle dans l'espace de vie du vaisseau.
Selon Schaeffer, un modèle fictionnel est un modèle mimétique ce qui amène la fiction a créer un modèle de réalité par analogie (ce qu'il appelle « la modélisation analogique »). « Ainsi un modèle fictionnel est susceptible non seulement d'être un modèle de la réalité, mais aussi un modèle contre la réalité, et cela parce que dans tous les cas il est un modèle pour la réalité (au sens où il est appelé à être projeté sur cette réalité [...]) ». Le modèle fictionnel dont dispose Willow pour l'exercice de son imagination, lorsqu'elle se trouve dans la possibilité d'opérer un mimétisme, agit bien contre sa réalité. Il ne s'agit pas de dire que la fiction des « images de la Terre » est inadaptée ou trop décalée à la réalité de Willow, mais que son environnement est un terrain où son imagination se heurte à sa réalité, en défaveur de son monde, et cela du fait de la précarité des expériences et de l'absence de liberté liées à l'isolement. La prière intervient comme l'illustration de la subsistance du leurre qui ne s'accomplit pas en une expérience cognitive fiable. Elle prie dans une démarche purement mimétique devant un match sportif, une expérience pour « Voir ce que ça faisait » (répond-elle à son père qui la surprend). Cette scène, presque anecdotique, symbolise néanmoins le contact qu'elle tente d'entretenir avec la Terre et les hommes qu'elle voit en fiction.
Dans le cas de Willow, l'exercice de la cognition par la représentation se heurte à l'isolement absolu qui définit l'essence de sa vie. Son existence et ses expériences rebondissent inévitablement contre les parois de ce vaisseau du fait qu'il est son seul monde. Contrairement aux anciens habitants du vaisseau, elle n'a pas accès aux souvenirs d'une vie sur la Terre (comme on peut le voir à l'écran par des analepses présentant le passé libre des personnages).
J'aimerais quant au commentaires des anciens habitants du vaisseau qu'a pu lire Willow, les assimiler à l'histoire de son monde. C'est bien celle de la génération qui la précède qui est écrite dans ces rapports journaliers. Comme les successeurs de Daniel1 dans La possibilité d'une île de Michel Houellebecq, Willow peut lire les récits de vie de ses ancêtres – puisqu'elle est l'enfant de leurs expériences. L'analogie avec le roman de Houellebecq s'étend au fait que les néo-humains, ces individus d'une nouvelle espèce issue du clonage, ont en effet accès à ces récit de vie de leurs propres prédécesseurs dans un isolement total. Cela figure comme une fondement de la vie de Willow : si son père a besoin d'imaginer une survie ou un salut quelconque pour continuer à vivre dans ces conditions, l'imagination, essentielle au développement de Willow bien qu'elle s'établisse dans la contrainte et mène à des échecs de la modélisation du réel, est l'expression mentale d'une nouvelle génération née dans l'espace. Willow serait comme néo-humaine, percevant d'ailleurs les anciens habitants du vaisseau affichés en rejets de la société, comme des « héros » pour elle. On peut alors penser que l'histoire de son monde, présentant certains aspects du bien et du mal, est celle dont elle dispose pour établir la conscience de son environnement, sa connaissance et ses affects.
La raison de ce recours à la fiction et du désir mimétique, d'une feintise qui s'étend même si ce n'est que pour se solder par un échec existentiel du potentiel cognitif, devient le moyen de survivre pour Willow, de perpétuer l'espoir de vivre comme une adolescente dans une prison spatiale.
Alors que l'illusion d'une libération quelconque subsiste, plus Willow grandit plus le temps de la terre et le temps du vaisseau s'éloignent, et les personnages vont disparaître. À l'orée d'un gigantesque trou noir, la famille survivante l'observe depuis l'espace vitré du vaisseau et juge sa densité suffisamment faible pour s'y aventurer. La mise en scène rappelle alors le court métrage Contact11 que Claire Denis avait réalisé avec Olafur Elliason alors qu'elle préparait High Life avec la collaboration de l’astrophysicien Aurélien Barrau. La lumière à la crête du trou noir peint le visage des personnages d'une lueur de bronze. Une ligne courbe devient droite s'étirant jusqu'à prendre l'écran tout entier en laissant l'infini d'une lumière éblouissante. La notion d'éternité véhiculée par une certaine abstraction à l'écran se retrouve dans la disparition de ces personnages. Selon Claire Denis, dans un entretien pour « La Septième Obsession »12, « [...] le temps de la morale s'annihile pour eux. Ils sont à jamais l'homme et la femme ».
L'imagination apparaît finalement comme l'ouverture de cette prison spatiale dont les personnages se libèrent mentalement puis physiquement en s'enfonçant dans les limbes du trou noir. La fenêtre du vaisseau devant laquelle ils se réunissent pour contempler cet inconnu céleste et ce qu'ils imaginent de son exploration incarne la valeur de l'imagination pour des hommes isolés : l'imagination est cette fenêtre qui les laisse voir une vie.
Bibliographie :
– DENIS, Claire, High Life, numérique, couleur, 110 minutes, 2018
– CASTORIADIS, Cornelius, L'institution imaginaire de la société, Éditions du Seuil, collection Essais, 1975
– SCHAEFFER, Jean-Marie, Pourquoi la fiction ?, Éditions du seuil, collection Poétique
– SCHAEFFER, Jean-Marie, « De l'imagination à la fiction », vox-poetica,
http://www.vox-poetica.org/t/articles/schaeffer.html