Le sujet : un lycée américain à la très bonne réputation, à la fin des années 60. La démarche : poser la caméra dans un coin, se fondre dans le paysage et observer patiemment. La distance : jamais intrusive, jamais évasive. On reconnaît là très clairement la combinaison singulière des ingrédients caractéristiques du cinéma documentaire de Frederick Wiseman. Et même, pourrait-on dire, le cinéma documentaire de Frederick Wiseman des années 60-70, à l'époque où le montage se faisait un peu plus drastique et incisif, pour faire la distinction avec la suite de sa carrière. Un an après le tout aussi éloquent Titicut Follies, on retrouve les conditions optimales qui permettent de délivrer un contenu (un message, un point de vue, un témoignage, un élément documentant) sans avoir besoin de prononcer le moindre discours en voix off. Tout juste peut-on entendre Otis Redding en fond sonore en introduction, quelques secondes de "On the Dock of theBay" — seule et unique fois que l'on trouvera un habillage musical extra-diégétique chez Wiseman.
À mesure qu'on progresse dans le documentaire, le fond se fait de plus en plus limpide, évident, au gré d'une mise en scène extrêmement permissive, au sens où chacun devra se faire sa propre idée, tracer sa route au milieu du contenu très ouvert, presque neutre. Tellement ouvert qu'un journaliste se demandera à l'époque "combien d'enseignants et d'administrateurs de notre pays, regardant ce film, n'y verront rien d'anormal". Et pourtant, a posteriori, tellement riche en matière de témoignage sur une époque, sur un système de pensée, sur une institution normative. Seul bémol, éventuellement : l'abus de gros plans, aussi sensés soient-ils, par exemple pour relever (à travers leurs mains et leurs visages) le stress et la désolation des parents face au proviseur.
Le système scolaire américain des années 60 est loin de se contenter de son rôle éducatif, au sens de la transmission de la connaissance. Le constat relève de l'évidence à l'issue de High School, qui arbore un côté saillant que l'on ne retrouvera pas dans High School II, près de 30 ans plus tard, dans le "Harlem latino" de New York. L'école est ici un lieu qui inculque un système de valeurs très marquées, à l'image d'un formatage opéré sur une génération par la précédente. C'est une illustration du conditionnement social par excellence dans une école de classes moyennes supérieures, de haute tenue, à majorité blanche (on ne voit qu'un Noir dans tout le film) : la North East High School de Philadelphie en Pennsylvanie.
Tout n'est qu'affrontements et rapports de force fortement déséquilibrés. Entre les enseignants et les élèves comme entre les enseignants et les parents. Dès les premières scènes, on voit très bien s'établir une relation entre les étudiants et une autorité qui ne peut pas se discuter. Une autorité qui ne tarit pas de commandements à caractère militaire, une sorte de propagande non-avouée, martelée avec fermeté : "we’re out to establish that you can be a man and that you can take orders" dit-on à un élève (pourtant doté d'un certificat médical) qui ne veut pas aller en sport, "when you’re being addressed by someone older than you are or in a seat of authority, it’s your job to respect and listen" dit-on à un autre qui s'est révolté devant une injustice. La déclaration la plus poignante et peut-être la plus cinglante, la plus révélatrice du niveau de formatage, c'est celle faite par une femme après avoir lu la lettre chargée de reconnaissance d'un ancien de l'école parti se faire trucider au Vietnam : "now when you get a letter like this, to me it means that we are very successful at Northeast High School. I think you will agree with me." La boucle est bouclée.
Tout n'est qu'apprentissage de la discipline, qu'enseignement de la soumission à l'autorité comme signe ultime de maturité. Des cours de gym non-mixtes aux vidéos d'éducation sexuelle en passant par les blagues vraiment dégueulasses et rabaissantes d'une sorte d'éducateur gynécologue devant une assemblée masculine prise de fous rires, ainsi qu'une sorte de défilé impitoyable où l'on rabaisse les filles jugées grosses et mal habillées, sous couvert d'arguments faussement objectifs et compatissants. D'un côté on apprend aux filles à être des femmes (ou du moins ce que l'on entendait par-là à cette époque), c'est-à-dire à se tenir correctement, à marcher avec élégance, à bien s'habiller, et de l'autre, on apprend aux garçons à être des hommes, ce qui ressemble souvent à de la discipline militaire pour leur inculquer leur supériorité. On reproduit invariablement des dogmes sur la féminité et sur la masculinité.
En résulte une vision des rapports de domination vraiment impressionnante, toujours éloquente plus de 50 ans plus tard, tant du point de vue de la dichotomie adultes / enfants que de celle hommes / femmes. L'école se voit ainsi comme une usine de formatage en vue de comprendre et d'occuper la place qu'il convient en société. En face, on s'ennuie ferme. Apprendre à tenir un rôle, apprendre à obéir, en résumé apprendre la discipline "sans hésitation et sans murmure".
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