À la fin des années 1950, on demande à Alain Resnais de réaliser un documentaire sur Hiroshima, plus précisément sur la catastrophe nucléaire qui a frappé le Japon le 6 août 1945. S’il ne refuse pas dans un premiers temps, il se rend vite compte que la tâche est impossible.


Que peut-on dire face à cette horreur incommensurable, que peut-on montrer de plus que ces images de corps disloqués, déformés, mutilés qui figurent dans les documentaires qui ont suivi la catastrophe ? Resnais ne sait que répondre, il dira à ses producteurs qu’il est impossible pour lui de faire ce film, idée qui lui trottera dans la tête jusqu’au début du tournage. La solution, il la trouvera grâce à Marguerite Duras qui écrit pour lui le scénario du film, qui du moins essaye car elle aussi se sentira sans doute impuissante à l’idée d’écrire à ce sujet. En témoigne la répétition de la réplique « Tu n’as rien vu à Hiroshima » lors de l’introduction qui traduit déjà le pouvoir bancal de l’image et celui des mots face à une catastrophe de cette ampleur.


Alors, l’idée est de créer une histoire de fiction, une histoire d’amour d’apparence plutôt simple et d’y faire apparaître Hiroshima en arrière-plan, comme un étrange phénomène venant contaminer l’amour, l’irradier. Une jeune femme a une aventure passagère avec un homme japonais à Hiroshima et cette aventure lui rappelle l’histoire d’amour de sa jeunesse avec un jeune soldat allemand qu’elle perdra trop vite, tué par les balles françaises. L’image du passé de la femme meurtrie par la perte de son amour fait écho à l’image déchirante de l’homme japonais qui perd sa famille dans l’explosion de la bombe. Tous deux cherchent chez l’autre le moyen de se sentir vivre une nouvelle fois après avoir vécu l’horreur. Pourtant au fur et à mesure que leurs sentiments grandissent, que la passion semble de nouveau apparaître, le passé resurgit et bloque toute tentative d’évolution. L’amour naissant est aspiré dans le passé, la peur de la mort est de nouveau palpable. La scène d’ouverture où les corps en fusion couverts de cendres puis de sueur rappellent la liquéfaction des corps provoquée par la bombe. La structure du film est elle-même contaminée, les plans sont collés les uns aux autres par des fondus enchainés.



J’ai regardé les gens. J’ai regardé moi-même pensivement, le fer. Le fer brûlé. Le fer brisé, le fer devenu vulnérable comme la chair.



Resnais nous interroge de fait sur la nécessité du souvenir. L’amertume du passé nous empêche d’avancer. La mémoire bloque l’action, l’homme ne réagit plus mais ressent, il reste agrippé à son passé comme Emmanuelle Riva reste « agriffée » aux murs froids et moites de la cave de Nevers. Le film dénonce l’inanité du travail de mémoire fait par la société japonaise pour aider les « touristes » à se souvenir alors qu’ils n’ont « rien vu » . Au début du film, alors que la française raconte qu’elle a commémoré la catastrophe de la manière la plus exhaustive possible en ayant fait par exemple « quatre fois » le musée de la bombe, Resnais nous montre entre les images terribles de ces corps déformés par l’atome, les images qui traduisent l’absurdité du devoir de mémoire. On aperçoit l’image d’un bus effectuant le circuit touristique « Atomic Tour » ou encore celle d’une une échoppe à souvenirs qui a su tirer profit de l’horreur nucléaire. Partant de cette observation, le réalisateur va nourrir son propos tout au long du film par le biais de la fiction amoureuse des personnages.


Dans la suite du film, Emmanuelle Riva tente de s’accrocher au moment présent, elle vole du temps au temps et finit par s’en échapper lors de cette nuit à Hiroshima où elle retourne sur les berges de la rivière Ota puis déambule dans les ruelles électriques de la ville. Peu à peu sa mémoire se vide, elle commence à oublier (scène de confusion lors de son retour à l’hôtel) et à appréhender le monde par le biais de son regard qui n’est plus distant, fuyant comme dans la scène finale où elle renomme le japonais du nom d' « Hi-ro-shi-ma » et le regarde enfin dans les yeux. Les propos font écho à Nietzsche qui fait de l’oubli la condition sine qua non du bonheur pour se libérer du passé et avancer. L’oubli doit rationaliser notre relation au passé, la rendre plus équilibrée.


Hiroshima mon amour est un film presque flottant, doté d’une poésie inhérente qui nous fait osciller entre la légèreté de l’amour et la noirceur de l’âme humaine. Il est le film de la fracture et de la discontinuité du temps atomisé en mille morceaux soulignant le paradoxe du devoir de mémoire et la nécessité d’une prise de conscience de l’oubli. Resnais nous met en garde également sur la répétition de l’Histoire car il le sait, ce qui s’est produit à Hiroshima s’est répété non pas des années après mais seulement trois jours, à Nagasaki, le 9 août 1945.



Je sais encore. Ça recommencera. Ça recommencera. Il y aura dix mille degrés sur la terre. Dix mille soleils, dira-t-on. L’asphalte brûlera. Un désordre profond régnera. Une ville entière sera soulevée de terre et retombera en cendres.


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le 3 oct. 2016

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Gabriël Salmon

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