Cette histoire du Japon narrant les années suivant la Seconde Guerre mondiale est un documentaire réalisé en 1970 par Shôhei Imamura, retraçant en parallèle la vie de la propriétaire de bar interrogée et les évènements de l’actualité de l’époque. La vie privée de cette femme est retracée par une interview filmée de cette personne ainsi que de sa mère, certains de ses compagnons ou maris, et de ses filles et les évènements historiques sont illustrés par des films d’actualité de l’époque.
La première lecture que ce film pourrait inspirer serait un parallèle entre la « grande histoire » et la « petite histoire », mais cette interprétation n’épuise pas tout le message du film. Les liens entre la vie privée de « l’hôtesse de bar » et l’histoire du Japon sont plus intéressants qu’une simple coexistence parallèle.
Premièrement, il faut noter la division genrée du film : le domaine de la vie privée est essentiellement représenté par des femmes, dont l’hôtesse de bar qui donne le titre au film et qui servira de fil conducteur, et la « grande histoire » est représentée uniquement par des hommes : militaires, manifestants, forces de répression, hommes politiques. La division genrée du récit suit donc une vision assez conservatrice : la femme cantonnée à la vie privée et les hommes guidant les grands évènements de la vie publique.
Toutefois, les liens entre l’histoire privée et les grands évènements historiques sont plus complexes. Souvent, le réalisateur évoque un évènement historique et demande à son « héroïne » ce qu’elle faisait à ce moment-là, et le contraste saute aux yeux entre l’importance de l’évènement et le lointain détachement de la vie privée. Cependant, sa vie privée n’est pas sans connexions avec la grande histoire : le lien se fait notamment par sa fréquentation de marins américains venus occuper le Japon après 1945.
La vie privée de l'interviewée, issue de la classe des "eta" (穢多) considérée comme impure, "souillée" par la proximité avec la mort (son père était boucher), est aussi mouvementée que la vie publique japonaise d'après-guerre.
Mais le fil conducteur philosophique du film, qui lui donne tout son sens, est emprunté à Nietzsche : c’est le thème de « l’éternel retour(1) » (qui peut aussi se rapprocher du thème de la métempsychose, présente dans les spiritualités orientales). La vie privée chaotique de « l’hôtesse de bar » est marquée par des évènements répétitifs, les mêmes problèmes revenant toujours : mari violent, compagnons qui vivent à ses crochets, ouvertures d’établissements, etc. Et la grande histoire est aussi présentée comme un cycle de retour de la violence (bombe atomique, guerre de Corée, guerre du Vietnam, manifestations, répressions…). Dans cette éternel retour de la violence historique, est évoquée en creux, de façon implicite, la violence de guerre japonaise, derrière l’exemple américain des crimes de guerre au Vietnam attribués au caractère forcément fou de la guerre.
Il s’agit, pour conclure, d’un film riche, très loin d’un Japon de carte postale. Son message est assez représentatif d’une certaine vision japonaise sur cette période. Le spectateur occidental y trouvera un Japon méconnu, plus complexe et moins lisse que la vision à laquelle nous sommes habitués, du moins de l’autre côté de l’ancien monde.
1 - « Hélas ! l’homme reviendra éternellement ! l’homme petit des hommes : trop semblables l’un à l’autre, – trop humains, même le plus grand !
Trop petit le plus grand ! – Ce fut là ma lassitude de l’homme ! Et l’éternel retour, même du plus petit ! – c’était la cause de ma lassitude de toute l’existence !
Hélas ! dégoût ! dégoût ! dégoût ! » Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche.
Critique et analyse tirées de mon blog