Étrange affaire, ce Carax, étrange affaire… Adulé dès ses débuts de metteur en scène au milieu des années 80 (Boy meets girl et Mauvais sang, qui a quand même mal vieilli, un peu comme du Beineix ou du Besson), puis descendu en flammes avec son imposant Les amants du pont Neuf avant d’être superbement ignoré avec Pola X (genre artiste maudit, génie incompris, tout ça…), le voici de nouveau en odeur de sainteté avec ce Holy motors qui a connu les bonnes grâces de la critique au dernier festival de Cannes, sans pour autant y glaner le moindre prix. Carax l’a dit (avec ce que cela suppose de distance et de dérision feintes), Holy motors n’est pas "un film sur le cinéma ni sur les acteurs (…) Le film raconte-t-il une histoire ? Non, il raconte une vie. L’histoire d’une vie ? Non, l’expérience d’une vie".

C’est d’abord un film extraordinairement libre, généreux, risqué, instable, fait "pour la beauté du geste", plein de visions magistrales, d’idées géniales ou ratées mais on s’en fout, au moins il y a des idées, et par hectolitres. C’est une œuvre protéiforme ouverte à tout, à n’importe quelle inspiration, à n’importe quels jugements, démons (Monsieur Merde) ou merveilles (un homme et sa famille chimpanzé sur un fond rose éclatant). C’est peut-être la mise en abîme d’un abîme d’un abîme, ou d’une vie abîmée, ou de nos multiples vies, de celui ou celle que l’on voudrait être dans nos têtes ou sur le siège arrière d’une limousine où l’on changerait de peau, à l’envi. C’est peut-être un film sur les films que Carax n’a pas pu faire (ou qu’il a fait), sur ces vies qu’il aurait voulu empoigner, sur ces hommes qu’il voulait devenir, de ce fatras illuminé tout autour qui "montre l’invisible".

Parce que c’est lui, c’est Carax le vrai héros du film (mais comment en être sûr ?), et parce que le film parle de lui, ce Carax-là qui nous accompagne à travers la forêt, derrière l’écran, les yeux fermés en songe, quand il semble émerger d’un rêve dont il détiendrait la clé, étrange, dans le prolongement d’un doigt ou d’une caméra. C’est peut-être un film qui dit notre époque, ou l’histoire d’un couple qui s’est perdu en route, dans un labyrinthe, un film sur leur mort ou sur la mort, la vraie (Katerina Golubeva, qui fut la compagne de Carax, est décédée en 2011, et le film lui est dédié), mort absente pour revenir finalement, espérer et puis revivre : "Chevelu, décoiffé, difforme se disant, on voudrait revivre, revivre, revivre", dit Manset à la fin.

C’est peut-être un tout petit peu, beaucoup (énormément !) un film sur le cinéma (son industrie carnivore, ses muses, ses artifices, et cet homme qui s’appelle Oscar…), sur la littérature (la beauté de ses mots, ses formes poétiques, ses vieux fantômes qui s’enlacent encore en haut de la Samaritaine…), sur l’art mouvant, indissociable à l’existence, peinture, photographie, musique, nouvelles technologies… C’est peut-être un film sur le muet, sur Godard, sur Franju, sur Lynch, sur les autres… C’est peut-être aussi un film sur Denis Lavant, pourquoi pas, Lavant dans tous ses états, increvable (parce qu’on ne meurt jamais vraiment au cinéma, on se relève tout le temps), à poil, en train de bander, en train de se tuer alors qu’il vient de se tuer avant, Lavant en vieux, Lavant en riche, en pauvre, en ninja avec des capteurs partout (scène magnifique dans la pénombre d’un studio numérique).

Holy motors nous surprend sans cesse, il est comme un cadeau imprévisible, une posture fantasque, un chapeau pointu ; bien malheureux ceux qui sauront où va chaque séquence filant la précédente, chaque minute s’écoulant après l’autre… Carax, fumiste ou visionnaire, nous mène sur des chemins bizarres, des rubans chaotiques bien impossibles à dérouler, à envisager jusqu’au bout. Quelques scènes manquées (étrangement, celles où il y a le plus de dialogues : un père et sa fille dans une voiture, un oncle mourant et sa nièce) viennent briser un court instant la magie déroutante de cette odyssée en bazar, limite conceptuelle. Puis ça repart, ça joue de ses charmes, ça invente, ça s’invente, ça fait rire, pour enfin nous laisser, groggy, avec des limousines qui philosophent dans un hangar. Fondu au noir et mille bravos.
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