Maintenant que tu l’as vu, il faudra bien écrire une critique de 8 ½.
Ce n’est pas l’inspiration qui va manquer, au vu de la profusion hallucinante d’images et de trouvailles visuelles que déploie ce film.
Tu commenceras, modeste, par évoquer ta culture inversée, et le fait que tu t’es rendu compte, à la sublime ouverture du film, que le clip de R.E.M., « Everybody Hurts », était en fait un hommage à ce chef d’œuvre.
Ensuite, il faudra mettre en ordre, et ce sera probablement le plus difficile ; tu te justifieras pour tes manquements en citant une des répliques ; « Le monde est déjà un chaos, n’ajoutons pas de désordre au désordre. »
Peut-être que tu commenceras pas l’exploration de la mise en abyme. Tu évoqueras le bavardage, le harcèlement dont est victime Guido, sa terrible solitude dans une foule prolixe et admirablement orchestrée par le maestro. Tu feras des recherches pour évoquer tous les indices autobiographiques de Fellini, sa femme, sa maitresse, son enfant mort…
C’est sans fin, tu ne vas jamais y arriver. Il faudra trier.
Une partie, ensuite, sur l’espace, sur le cadrage, la maitrise totale des intérieurs (le rêve du harem et l’étage supérieur pour les femmes trop vieilles, le bain de vin sous la trappe), les colonnes et les dalles blanches, les draps qui sont autant d’écrans comme la nappe de la table finale ou ceux qui enveloppent le cardinal. Ah oui, la charge contre l’église, il faudra en parler.
Pourquoi, en fait ? L’analyse du couple, l’enfance, les contraintes collectives d’un tournage et le génie confronté à une équipe, après tout, c’est secondaire.
Tu laisses tomber.
Non, tu te concentreras sur les rêves. Là-dessus, tu ne peux pas faire l’impasse. C’est le cœur. La séquence initiale, ce plan incroyable avec la corde attachée au pied qui nous montre la plage en plongée ; explique ce choc, essaie d’écrire l’émotion picturale qui t’a frappé, la rareté d’un tel éblouissement, que tu ne te souviens d’avoir perçu que chez deux autres maitres, Tarkovski et Bergman.
Si tu y arrives, mais j’en doute, essaie de rapprocher cette stupéfaction du « lâcher tout » de Gracq, qu’il évoque notamment dans Un balcon en forêt.
Non, ça ne marchera pas. Tout cela relève de l’indicible.
Concentre-toi sur les motifs. Explique cette splendide métaphore de l’échafaudage autour de l’astronef, ces escaliers qu’on gravit qui t’ont fait penser à ceux de La Dolce Vita, cette construction démesurée, baroque et qui ne se présente pourtant que comme une enveloppe éphémère d’un travail en cours. Cette structure est celle de la mise en abyme elle-même, c’est aussi la concrétisation de la mémoire, enveloppe solide autour d’un cœur révolu. Tu parleras des regrets, des femmes, qui sont tellement belles, de Mastroianni, évidemment.
Je n’ai même pas un plan. Même pas une structure. Il faudrait le revoir. Plusieurs fois.
Après tout, je ne suis pas obligé de rédiger systématiquement une critique quand je vois un film.
Oui, on fait ça. Je dis que c’est un chef-d’œuvre, je mets 10/10, modestement, sans tenter d’en dire quoi que ce soit.
Un jour, quand je l’aurai vu, quand j’aurai fait plus ample connaissance avec Fellini, sa vie, son œuvre, quand j’aurai vu ses grands films, ceux qui l’ont inspiré et ceux qui se réclament de son influence, quand j’aurai vu tous les films, là, je pourrai écrire une critique.
Ça sera mon chef d’œuvre.