Lorsque j'avais visionné Douze hommes en colère, je pensais (prétentieusement sans doute) avoir trouvé le maître incontesté et incontestable du huis-clos. Avec Hunger, cette certitude vient s'ébranler, vacille : sans pour autant surpasser l'extraordinaire maîtrise et l'époustouflante précision chirurgicale des dialogues de ce monstre du genre, le premier film de McQueen est une franche réussite. D'abord dans sa façon intelligente de traiter le huis-clos : forcément, dans un film en vase clos, il ne va pas y avoir beaucoup d'action ; le film va se centrer sur les dialogues. Hunger lance un grand coup de pied dans la fourmilière qu'est ce préjugé en proposant un film taciturne, très peu verbal, contemplatif certes, mais d'une puissance et d'une violence presque insoupçonnable.
Et j'insiste sur le presque : les premiers plans, à l'extérieur de la prison, sont porteurs d'une tension palpable ; pourtant, formellement, c'est calme, silencieux, presque aphone, mais on perçoit que la descente vers la violence sera inexorable et profonde. Dès cette première séquence (la seule à l'extérieur de la prison), McQueen impose un style tellement maîtrisé qu'il en devient presque névrotique, imposant une esthétique du détail et du plan large qui laisse souvent pantois. Le jeu des clairs-obscurs, des ombres, des lumières froides pour les gardiens de la prison, plutôt chaudes pour les prisonniers (mais chaudes dans un sens viscéral, fécal) montrent une capacité à la photographie surprenante.
Ce qui transpire de ce premier film, c'est la volonté d'exploration et de découverte du réalisateur : tout y passe, du jeu sur les contrastes à la manipulation de la mise au point, sans oublier le plan-séquence ainsi que le travelling suivi, d'une précision chirurgicale. Cette exploration de la technique cinématographique ne réside pas uniquement dans la mécanique à proprement parler ; elle s'exerce, magistralement, autour du spectateur. Je m'explique : le film se construit en trois temps. Le premier, celui d'une empathie absolue et impossiblement inévitable pour les prisonniers ; tout y est : les gardiens sont totalement déshumanisés (McQueen filme une chaussure, un reflet, des mains, des vêtements, une masse grouillante aux douches, mais jamais directement leur visage), tandis que les prisonniers sont réduits à leur plus simple apparat, meurtris, maltraités dans leur chair et leur dignité. Liam McMahon et Brian Milligan (que l'on rencontre avant Fassbender) sont taiseux et droit, indubitablement justes dans leur cause.
Et leur cause, on commence à la connaître plus clairement dans le deuxième temps, celui de la discussion entre Bobby (Fassbender) et le prêtre, séquence d'une vingtaine de minutes au moins, toute en dialogue. C'est le temps de la rupture : les prisonniers et leurs motivations nous sont présentés, comme dans une forme d'interrogatoire, montrant leur radicalité et leur passé terroriste indéniable.
Le troisième et dernier temps est celui de la chute, de la grève de la faim qui ne peut avoir qu'un terme face à une Dame de Fer toute en discours extradiégétique. C'est le temps de la descente tortueuse dans les abysses noirs de la volonté et de la flétrissure des corps, donnant lieu à des représentations sidérantes pour une première réalisation, je pense à l'un des derniers plans lorsque Bobby perd connaissance : la caméra tangue, la surimpression d'une masse sombre de corbeaux s'envolant d'un arbre décharné symbolisant l'effondrement inexorable vers l'inconscience et la mort.
Ce troisième temps est celui qui permet à Fassebender de briller : sa transformation physique (et le mot est faible, entre déchirement, démembrement et flétrissure putréfiée) s'inspire sans doute de celle de Christian Bale notamment dans l'exposition du corps qui se dénude, et inspirera sans aucun doute possible celle, non moins impressionnante, de Philippe Torreton.
Le spectateur, tout comme le film, passe donc par trois phases, qui sont d'après moi celles du réalisateur quant aux faits réels dépeints par le film : l'empathie profonde et totale, le questionnement, et enfin le doute sur la légitimité, sans pour autant jamais trancher la question, qui demeure très complexe.
C'est un film choc, cru, qui soulève les questions d'incarcération parfois peu idylliques des systèmes démocratiques. C'est aussi selon moi un questionnement continu sur la justice de l'adhésion à une cause, et la radicalité de celle-ci dans sa réalisation : jusqu'où peut-on se permettre d'aller si l'on considère sa cause juste ? La guerre, le meurtre, l'attentat, le suicide ? Il y aurait beaucoup à dire sur les implications philosophiques de ces questions, mais cette critique traîne déjà en longueur, inutile d'en rajouter. C'est sans aucun doute un grand film que Hunger, tant sur la forme que sur le fond, particulièrement pour un premier film, une prouesse qui invite à se plonger tête baissée en toute confiance dans la filmographie de son réalisateur.