La mort est un éternel recommencement
Cela faisait longtemps qu’on attendait une révolution dans le cinéma de maisons hantées et elle semble arrivée avec cet étrange objet filmique qu’est "I Am a Ghost". Emily est une jeune fille dont il est difficile d’évaluer précisément l’âge, elle porte de longs cheveux sombres et passe ses journées seule à vaquer à ses activités de femme d’intérieur dans une éternelle chemise de nuit. A ne voir que quelques images choisies du film, on pourrait se dire que certaines caractéristiques du visuel, loin d’être innovantes, sont au contraire rabâchées depuis des années et des années par le cinéma d’horreur, japonais notamment : la femme-enfant inquiétante, les longs cheveux défaits qui tombent sur le visage, la robe blanche spectrale… Et pourtant tous ces topoï n’apparaissent au fond que comme des éléments secondaires, et l’esthétique choisie, avec ses éclairages intimistes de lampes de chevet et ses intérieurs proprets et surannés, distille une tout autre atmosphère.
Emily ne semble pas souffrir de la solitude et passe invariablement ses journées à faire les mêmes activités : s’étirer dans son lit, cuisiner des œufs au plat, couper du beurre, récurer le sol, regarder de vieilles photos, faire des listes de commissions. La première partie du film a quelque chose d’obsédant, on nous montre et on nous remontre, dans des ordres différents, à des rythmes divers, ces mêmes activités, toujours sans un mot, toujours avec les mêmes gestes, comme une litanie inlassablement répétée. Un bel exercice de montage qui, après un certain temps, nous amène à comprendre qu’Emily n’a pas exactement la même notion du temps que nous : si elle répète toujours les mêmes actes quotidiens sans se lasser, c’est tout simplement parce qu’elle habite moins la maison qu’elle ne la hante… Inutile de tourner autour du pot, allons droit au but : Emily est un fantôme. Je ne révèle pas le pot aux roses en disant cela car cette information est donnée assez vite dans le film et la bande-annonce la dévoile déjà. Comme dans "Les Autres" (Alejandro Amenabar, 2001), c’est le point de vue du fantôme et non des vivants qu’adopte le spectateur, mais contrairement à ce dernier film, cette inversion n’a pas pour but de créer un effet de surprise in extremis – cela a déjà été fait, donc ce n’est plus à faire – mais simplement de changer la perspective habituelle pour considérer autrement le problème des âmes errantes. Si le film fait peur, ce n’est pas le fantôme qui est réellement à craindre, pas plus que les vivants (qui habitent la maison et qu’on ne voit jamais), c’est encore bien autre chose, quelque chose de plus terrible.
Ce qui nous révèle la véritable identité d’Emily, ce sont les apparitions ponctuelles d’une voix désincarnée, celle de Sylvia, qui se présente comme médium et qui a été chargée par les habitants de la maison d’entrer en contact avec le fantôme pour l’aider à quitter ce monde. Sylvia est une amie, une alliée, elle ne veut qu’aider la pauvre Emily et tente de lui expliquer, avec un lexique très psychanalytique, sa situation : « Hanter est une empreinte émotionnelle temporaire » lui explique-t-elle. La pauvre Emily, qui semble avoir eu une enfance plus que difficile et qui n’est pas de ce temps-là (on devine à différents indices visuels qu’elle a dû vivre vers la fin du XIXème siècle), ne comprend pas grand chose à ce qui lui arrive et est sans cesse frappée d’amnésie, oubliant à tous moments qu’elle est un fantôme. Lorsque cette prise de conscience s’imposera enfin à elle de manière définitive, elle comprendra par la même occasion qu’elle n’est pas tout à fait seule dans la maison…
"I Am a Ghost" est une réussite tant sur le plan de la perspective choisie que sur celui de l’image. Ses teintes de polaroïd, ses lumières qui évoquent les caméscopes Super 8, ses contrejours poétiques et ses plans de coupe faits de petits vitraux délicats, tout cela confère une atmosphère unique au film, atmosphère qui devient plus inquiétante grâce au grésillement du transistor dans la cuisine, aux ruptures brutales de la trame sonore, à ces plans noirs qui marquent certaines transitions, à cet écran qui se scinde parfois en plusieurs parties pour marquer la répétition et la succession infinie du même, et surtout à ce montage qui, en nous repassant encore et toujours les mêmes scènes anodines, parvient pourtant à marquer une gradation dans cette inquiétante mélopée, un lent crescendo dont on sent qu’il n’annonce rien de bon. Troublante chose que cette histoire qui bégaie, que cet “éternel retour” (comme dirait Nietzsche) qui s’enraie et qui horrifie moins par ses surprises que par ses réitérations !