Apologie de la sphère céleste (et magnitude de la séquence-tableau)

Le dispositif de fabrication de I comete n’est pas tant le plan-séquence que la séquence-plan. Séquence qui, avant d’être un plan, une image, est bien une séquence, une situation. On ne filme pas pour le plan, pour un champ, pour un contre-champ. On ne cherche pas à rythmer le plan par un mouvement. On assiste simplement à une situation qui n’a pour particularité de ne se raconter qu’en un plan unique. Dans l’histoire du plan long, on est exemplairement plus proche du Stranger than paradise de Jarmusch (1984), que des Sentiers de la gloire de Kubrick (1957). Ce n’est pas une preuve de force, mais de simplicité. Ce n’est pas un étourdissement, mais un concret. C’est une humilité technique. Le cinéaste dit : je ne chercherai ni l’anomalie artistique du plan-séquence seul, ni le truc astucieux de The rope (Hitchcock) ou 1917 (Mendes), ni l’omnipotence numérisée de Viktoria (Sebastian Schipper), du film en plan-séquence. Je chercherai la scène. Le vrai de la scène, son temps, son espace, sa finitude. Chaque plan doit alors se suffir à lui-même, pour que chacun soit une séquence, un monde auquel on s’attache. L’œil-spectateur aura un temps suffisamment ample pour regarder ce qu’il se passe, il n’aura pas d’autre choix que d’être là, avec les personnages ; il verra et reverra, depuis le même axe, une scène. Là où le choix du plan-séquence rythme une séquence dans un film, ou bien lie les séquences d’un film en un monobloc, la séquence-plan est un choix de rythme pour le film dans sa totalité, dans son ensemble. Si un plan-séquence est une manière de parler de temps, la séquence-plan de I comete – comme celle de Stranger than paradise – serait une manière de s’attacher à un intime séquencé, d’être par à-coups dans le vif, dans le vrai, des personnages.


La séquence-plan de I comete laisse voir, laisse se dérouler, s’adapte au temps des corps. Ceux-ci se meuvent naturellement, et non plus dans des marques, par rapport à un cadre. On les autorise à s’ennuyer, voir s’oublier. On ne les juge pas, on les laisse se dé-couvrir. Le moment devient un tableau. Le temps s’y déroule plus entièrement. Entre les plans fixes documenteurs des frères Lumières et le FaceTime de l’escorting. Pour la fixité des cadres, on aurait même envie de les appeler des séquences-tableaux. On n’attend pas de contre-champ, de plan resserré, de changement d’axe caméra, il n’y en aura pas, il n’y aura qu’un tableau par sujet, qu’un sujet par tableau. Le montage et le scénario ne sont presque plus les arts maîtres-dominateurs qu’ils ont tendance à aimer être, ils ne sont que des outils qui font s’animer des instants divers, en un ensemble de deux heures. Chaque coupe est un deuil et une découverte. Chaque situation se propose, et aucune d’entre elles n’exige de cohérence reine ou de réponse claire. On comprend certaines choses, on n’en comprend pas d’autres, et ce n’est pas grave. Car nous ne sommes que spectateurs. Nous n’avons rien à exiger, et surtout pas d’être satisfaits de toute intrigue !


La séquence-tableau permet aux personnages de faire ce qu'ils font le temps qu’ils le font. On ne peut pas accélérer ou ralentir les situations en alternant les points de vue, ce qui laisse moins de marge d’intervention au metteur en scène et lui impose une humilité technique. Durant un temps unique : la vieille déblatère sur le souverainisme ; le frère joue du piano ; le coach de foot improvise un discours de motivation fraternelle ; un petit garçon met son bras sur l'épaule d'une petite fille ; des quads font des tours inutiles dans la poussière ; des gamins font une blague à des automobilistes ; Cindy se masturbe ; Bastien se masturbe… Et par un biais lié, la séquence-tableau laisse aussi le temps aux spectateurs de comprendre la subtilité des relations. Plus besoin d’astuces complexes de diversification de plans, de raccords, d’axes, de focales, etc. Quand Greg a un faible pour la sœur de Théo, on le sent, parce qu’on a passé du temps avec Théo, qu’on a passé du temps avec Greg, qu’on a passé du temps avec sa sœur, avec Théo et Greg, avec Théo et sa sœur, avec sa sœur et Greg. On voit les choses, lentement, se mettre en place.

La relation entre l’ado rockeur déprimé et l’autre ado de son âge a également cela de touchant qu’on a d’abord vu les mots ne pas sortir. On a vécu la gêne de l’inexpression et de l’ennui campagnard entre eux deux. On a vu le lancinant quotidien d’éleveur du père, l’incompatibilité de passe-temps des autres jeunes du même âge. Et enfin, on assiste indirectement à la confession du garçon, une nuit, dans une rue, par monologue airpodé interposé, avec la fille. Du discours amoureux masculin, on n’entendra que le monologue bienveillant féminin. En adoptant le point de vue de celle qui écoute et répond, on laisse le temps au garçon, avec pudeur, de dévoiler ses sentiments sombres et plus joyeux. Il n’y a pas dramatisation du propos, il n’y a même pas confrontation.

Quand Bastien, ex-taulard, erre seul, boit seul, chante seul sous une fontaine pour pas qu’on l’entende, ne parle que de sexe en soirée et paye une escort-girl pour se masturber seul, ou qu’il se fait utiliser par celle qui l’embauche pour l’entretien de sa villa, on ressent sa frustration sexuelle, sa maladresse avec les femmes, sa violence, sa solitude. On la ressent sur la durée, dans des situations très précises, microscopiques. Ce n’est pas une idée, macroscopique et vague, de la solitude de Bastien que le réalisateur essaie de retranscrire, c’est sa solitude immédiate même. Le temps de Bastien à l’écran n’est employé qu’en terme de solitude. Et la compréhension de ces arcs narratifs n’est possible que par le procédé de la séquence-tableau. Celle-ci choisit un point de vue unique, qui n’a pas besoin de filmer à 360° pour faire comprendre un enjeu. Elle évite de faire dire aux protagonistes ce qu’il faut comprendre, et met au contraire, au premier plan, des mots que l’on dit pour occuper le vide. Ces mots qui d’apparence ne disent rien, mais qui, introduits dans une narration finie, limités en extraits, forment un discours de l’intime.


La séquence-tableau est enfin le procédé de l’intime. Il y a une peur de l’image de la part des personnages. Une peur qu’elle « rende bête » (ancien photographe), une peur qu’elle surveille et qu’elle observe (caméras de surveillance), une peur qu’elle restitue une beauté trop évidente et trop simplement, une peur qu’elle rate son sujet (jeune photographe). Pascal Tagnati est très attentif à éviter tout cela, parce qu’il sait que leur peur de l’image est une peur de l’intime. Il y a l’intimité qui s’achète avec Cindy. Il y a l’intimité en chagrin de Théo. Il y a l’intimité familiale en conflit. Il y a l’intimité bienveillante avec François-Régis (scène avec sa grand-mère ou scène de pêche avec Théo). Il y a la politique, le foot et le sexe. Il y a des pieds nus au soleil et des bourgeois tribaux, des hommes qui pleurent et des frustes qui gueulent, des corses et des plus corses que corses, tous capturés dans leur intimité. « La liberté est une chose intime » dira la grand-mère. Pour être ce qu’ils veulent être, les personnages devront être, avant tout, intimes.


Le casting choral de I comete est pris dans ses préoccupations, et dans ses moments d’abandon. Chaque tableau/scène a son énergie, sa magnitude ; qu’elle soit érotique, fraternelle, sénile, infantile, agressive ou bienveillante, lasse ou vive, solitaire ou groupusculaire. Chaque situation est une proposition de vie en plan frontal et en son direct, sans aucune distinction de traitement. On peut s'amuser à faire les liens entre les personnages ou profiter simplement de chaque tableau. La langue est chantante, brute – on s’accordera à dire que c’est là qu’elle est la plus belle –. Elle gène gentiment notre oreille française, parfois trop habituée au francilien normalisé. Elle s’épanche d’un jeu qui sonne presque faux, mais qui en devient une mélodie propre ; c’est la sonorité du vrai d’une autre langue. L’humour n’est pas dicté, il vient des plus grands humoristes : ceux qui ignorent leurs bons mots, leur absurde, leur évidence. Il vient du parlé quotidien, d’une communauté, d’une autonomie. Le réalisateur/scénariste respecte son sujet et ses protagonistes parce qu’il s’appuie sur son local. La Corse. Tolla. Il en fait un décor de théâtre où toutes les choses se déploient dans le rythme avec lequel elles ont l’habitude de se déployer. Il n’impose ni le temps ni l’espace, ni la langue ni les corps. Comme un documentariste, il ne saisit peut-être pas toujours le sens complet de sa scène au moment du filmage. Le plus important est qu’il la filme. Il fait confiance à ses tableaux et à ses sujets. Le reste se fait au montage et au visionnage.


Pascal Tagnati n’agresse pas le spectateur, il ne le pousse pas à comprendre quelque chose de précis, ce qui donne au film une douceur reposante. À la fin on se demande combien de temps on a passé avec eux. Ça paraît être long mais trop court, ça paraît être comme tout un été. Un été corse au ciel dégagé, qui laisserait ses comètes défiler sur la toile céleste. Pascal Tagnati et ses séquences-tableaux ont raison. La fixité et le point de vue dirigé des cadrages, permet l’observation du mouvement, du temps, des corps, de l’intime. C’est peut-être ce que le cinéma fait de mieux, et nous devons de toute urgence y être attentif, en observant discrètement, la vie des comètes qui sont sous nos yeux.

FlorianMorel
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs films de 2022

Créée

le 16 mai 2022

Critique lue 232 fois

5 j'aime

Florian Morel

Écrit par

Critique lue 232 fois

5

D'autres avis sur I Comete

I Comete
Cinephile-doux
4

Un été en Corse

Les grandes vacances en Corse. Ceux qui vivent à la ville retrouvent ceux qui n’ont jamais quitté le village. Les enfants s’égayent, les ados traînent, les adultes réfléchissent à l’avenir, les aînés...

le 9 févr. 2021

7 j'aime

I Comete
FlorianMorel
7

Apologie de la sphère céleste (et magnitude de la séquence-tableau)

Le dispositif de fabrication de I comete n’est pas tant le plan-séquence que la séquence-plan. Séquence qui, avant d’être un plan, une image, est bien une séquence, une situation. On ne filme pas...

le 16 mai 2022

5 j'aime

I Comete
stefana20
3

Déception

En tant que corse je me suis précipitée voir ce film. Quelle déception ! Les corses sont présentés comme quasi débiles, les dialogues sont d’une pauvreté affligeante, et les paysages ne sont même...

le 23 avr. 2022

3 j'aime

Du même critique

Titane
FlorianMorel
1

Julia Ducournau laisse-t-elle entrer les monstres ?

Pour le public français, la promotion en cours de TITANE donne à voir : body-horror, expérimental pop-techno-arty, et plus récemment Palme d'Or. Si les deux premiers auraient suffi à faire oublier le...

le 6 août 2021

9 j'aime

Tenet
FlorianMorel
2

Nolan nous prend-il pour des cons ?

Tenet devait remplir les salles vidées par le peuple malade. Un peuple qui a appris à vivre avec un masque sur la gueule et à se méfier du contact avec l’autre. Définitivement un peuple malade donc...

le 2 nov. 2020

6 j'aime

1

Je verrai toujours vos visages
FlorianMorel
5

Cinéma réparateur

Je verrai toujours vos visages est construit sur deux arcs narratifs. Deux films en un. Un décevant, un génial. Explication. Le premier arc se repose sur la grande actrice qu’est Adèle Exarchopoulos...

le 26 mai 2023

5 j'aime