Jean-Pierre Denis est un cinéaste rare. Cinq films en 32 ans, le dernier en 2005, le plus célèbre en 2000 (« Les Blessures assassines », adapté d’un fait divers qui inspira également Claude Chabrol et sa « Cérémonie »). C’est un autre fait divers que Denis nous retrace ici, celui d’une religieuse tombant désespérément amoureuse d’un homme qui n’a pas les mêmes sentiments pour elle. Comme d’habitude chez le réalisateur, les moyens sont limités. Toutefois, grâce à une utilisation intelligente du cadre et des lieux, mais surtout du petit nombre de figurants, cela se ressent peu. Au contraire, nous sommes vite concernés par ce contexte de la Seconde Guerre mondiale, personnifié par l’omniprésence d’une armée nazie menaçante, mais pas trop. Car le but d’ « Ici-bas » n’est nullement de se livrer à une opposition basique entre Français et Allemands.
Au contraire, les soldats du IIIème Reich n’ont en définitive que très peu d’influence sur les différents évènements, provoqués avant tout par Soeur Luce. Quelle belle réussite d’ailleurs que ce personnage complexe, ambigu, que l’on n’arrive jamais à détester malgré son terrible acte final. Sa passion est tellement pure et sincère qu’il nous est difficile de la condamner, au point de presque la comprendre. D’ailleurs, le réalisateur a l’intelligence de ne pas la juger lui non plus, préférant laisser au public le droit de se faire sa propre opinion, sans jamais l’influencer. L’intérêt de cette héroïne tient également à l’interprétation intense de Céline Sallette, dont le physique étrange et la sobriété s’accordent parfaitement à cette religieuse : elle est fascinante de bout en bout. C’est également l’un des légers problèmes de l’œuvre : à force de vampiriser l’écran par son talent, l’actrice éclipse totalement presque tous ses partenaires.
Seul Jacques Spiesser parvient en définitive à tirer son épingle du jeu en évêque compréhensif et généreux, l’excellent Eric Caravaca livrant ici une prestation correcte, mais sans éclat. L’autre regret est le virage particulièrement grave que prend Denis aux deux-tiers du film quant à la situation douloureuse que vit Soeur Luce. Celui-ci la rend en effet particulièrement pesante, si bien que l’intensité qui se dégageait jusqu’alors se perd durant 20 longues minutes. Insuffisant toutefois pour éclipser les réelles qualités de cette œuvre dure et adulte, dont la densité marque les esprits, notamment grâce à plusieurs scènes-clés réussies car marquantes. C’est toutefois bien ce beau portrait de femme que l’on retiendra avant tout, sans doute l’un des plus beaux que l’on aie pu voir ces dernières années. Rien que pour cette héroïne et son interprète, « Ici-bas » vaut le détour.