Alors que la majorité des films se vivent par le prisme d’un récit durant lequel on accompagne des personnages dont la vocation est de mener à bien une quête, d’autres œuvres s’offrent comme des expériences. Il s’agit alors de laisser de côté les attendus, d’offrir une disponibilité nouvelle et de s’ouvrir à de vastes territoires encore en friche du cinéma.
L’ultime film de Guerman appartient indéniablement à cette catégorie. S’y lancer, c’est abdiquer face à bien des exigences rationnelles, se laisser entrainer dans une immersion éprouvante qui ne laissera pas indemne. Dans cette fable de science-fiction adaptée des frères Strougatski (aussi à l’origine du Stalker adapté par Tarkovski en 1972), le voyage est un prétexte : dans l’espace, il propose l’exploration d’une planète qui a tout d’une réplique de la Terre ; dans le temps, il imagine un Moyen-Âge qui serait éternisé alors que des forces obscurantistes sont parvenues à éradiquer les élans aboutissant à la Renaissance. Le cinéaste exploite surtout ces données comme un point de départ, dans la perspective de forger un contexte : le parcours au sein de cette Histoire figée sera circulaire, prenant la forme d’une déambulation au sein d’une humanité qui aurait décidé d’en rester au stade pulsionnel. Guerman embarque sa caméra dans un bourbier avec une ambition aussi évidente que mégalomane : mettre l’enfer en mouvement. Il y a du Dante, du Bosch dans cette approche des corps et des instincts auxquels il se résume, tandis qu’on évolue dans des décors qui semblent convoquer les Prisons Imaginaires de Piranese. Ce substrat archaïque et culturel ne doit pourtant inscrire son œuvre dans une tradition artistique, où le cinéaste se ferait le passeur de mémoire, avec déférence pour les maitres des temps premiers : car au sein de cette immersion, des forces contradictoires cohabitent, irriguant le nihilisme de la beauté formelle, la destruction pessimiste de l’élaboration démiurgique d’un nouveau monde.
Il est rare, à ce stade de l’histoire du septième art, de se retrouver face à de l’inédit. L’esthétique de Guerman ne ressemble pourtant à aucune autre, notamment dans sa manière de pulvériser la grammaire traditionnelle au profit d’une nouvelle approche. Sur le plan de l’écriture, il faudra faire le deuil du sens : si quelques ébauches de récit semblent émerger de temps à autre, la véritable dynamique sera celle de plans-séquence au fil desquels l’espace se dévoile, et le musée des horreurs gagne en profondeur. Un homme pris pour un Dieu, un ordre qui torture les érudits, et, surtout, s’offrant au regard, le panorama des conséquences : lorsque c’est encore la vie, un bourbier sans nom, et le reste du temps, un charnier innommable. Les dialogues s’effacent ainsi au profit de cris, de coups, de gestes tactiles qui abolissent toute idée de communication. L’humanité est une éructation, qui rejoint par la morve, les crachats, l’éviscération, l’urine et la matière fécale l’immense latrine qu’est la ville où la boue se gorge de pluie et de sang.
La matière est le seul protagoniste à toujours vibrer d’une réelle présence, renforcée par une science du cadrage étouffante, où la caméra se cogne littéralement aux figurants, gueules cassées hébétées qui grognent, poussent, griffent, fouettent, pelotent tandis que l’espace saturé d’objets et de matière abolit toute possibilité de lisibilité. Alors que le plan se concentre sur un sujet, les irruptions au premier plan, barrant littéralement la vision, ne cessent de rappeler une profusion hors champ qui peut sans cesse l’envahir. Il en va de même pour toutes les échappées possibles : sur le plan vertical, le sol est une flaque de boue instable, tandis que du ciel se déverse un flot ininterrompu de tous les liquides possibles, ou que pendent des cordes, des chaines, des viscères qui obstruent systématiquement le passage. Horizontalement, l’avancée dans les salles ou les rues débouche sur des portes qui, incessamment, renvoient à de nouvelles antichambres infernales, dans une fantastique profondeur de champ qui s’acharne à ne laisser aucun répit à la cohorte du chaos. L’extérieur ne sera pas une porte de sortie, offrant à la vue des forêts de potences ou des champs de cadavres.
Ce cinéma du temps réel radical rappelle bien entendu celui de Bela Tarr, de la même manière que le soin apporté à la photo, sublime, et aux matières semble se ranger dans une tradition contemplative héritée de Tarkovski, qui filmait la boue et la guerre avec la même maestria dans Andrei Roublev. La différence est néanmoins de taille car elle fait surgir un véritable paradoxe : là où la fascination surgissait à la faveur d’une exploration de l’indicible ou d’une approche du sacré, elle se greffe ici sur une iconisation de l’insoutenable, dans un monde dénué de toute sublimation.
Il est difficile d’être un Dieu est, de ce fait, un film proprement incroyable : parce qu’il nous confronte à un enthousiasme formel pétrifié par un dégoût moral, et que la bouche bée du spectateur l’est à la fois par l’admiration et le rejet. Le défilé exhaustif des horreurs, qui peut se rapprocher du Jardin des supplices de Mirbeau, voire du Salo de Pasolini, a ceci de singulier qu’il n’aborde pas, en réalité, le raffinement dans la perversion, et l’effroi que pourrait révéler le haut degré du mal rationnalisé par l’être humain. C’est peut-être là que se joue la spécificité inhérente à la science-fiction : le monde proposé reste, en dépit de toute l’étendue du miroir qu’il tend au nôtre, un autre monde. C’est notre passé, notre animalité enfouie, et, aussi, probablement lorsqu’on connait Guerman et son rapport au système, un potentiel futur régressif. Les personnages ne pensent pas, ne rêvent pas : ils sont, dans une interaction immédiate qui se résume à la violence et la survie. Cette évidence se double de celle de notre propre présence, régulièrement soulignée par le cinéaste : les personnages prennent à parti la caméra, interagissent avec elle, et nous intègre dans cette laborieuse odyssée qui impressionne d’autant plus qu’elle semble parvenir à nous souiller.
En découle le deuxième paradoxe : au cœur de cette immersion, l’admiration permanente pour le savoir faire qui a mené à cette parade apocalyptique. La question lancinante sur les conditions de réalisations (qui, à elle seules, sont un autre récit du chaos : 14 ans de tournage, un réalisateur qui décède avant la fin, une exigence qui pouvait le faire attendre quatre jours avant de trouver l’accessoire qui allait rendre son plan-séquence parfait, un casting continu dans les hôpitaux ou les asiles psychiatriques pour trouver ses gueules cassées, des plateaux infestés de rats dans les cadavres de chevaux qu’il filmait pendant des semaines entières…) ne sort pas du film, elle en amplifie l’intensité : comment a-t-il trouvé ou construit ces décors ? Comment a-t-il obtenu ces tableaux, cette photo, cette profondeur de champ, cette continuité hallucinante des plans ? Comme si, en contrepoint du champ de ruine exploré, la vie profuse de la création ne cessait de surgir.
Comme si, dans ce testament radical qui pulvérise jusqu’à la narration elle-même, s’écrivait, dans une douleur virtuose, l’Histoire de l’Art.
(8.5/10)