Il Est Difficile d’Être Un Dieu est un film complètement fou, certainement le film le plus fou de ce début 2015, et probablement au-delà. Voilà un film, testament de son réalisateur mort quelques temps après le clap de fin, qui explose tous les codes cinématographiques en vigueur, pour livrer une partition artistique comme peu d’œuvres peuvent prétendre le faire. Il Est Difficile d’Être Un Dieu inquiétera quelques-uns des cinéphiles parmi les plus frileux, inquiets à l’idée d’un film à ce point à la marge et poussant si loin l’idée de création artistique. S’il est vrai qu’aujourd’hui le cinéma est devenu un média de masse (certaines sorties ont un nombre de salles parfois indécent), il devrait rester plus que tout un art et pour qu’il y ait art, il doit y avoir création et pour qu’il y ait création, il doit y avoir de nouveaux codes.

Un code qu’on déconstruit : la narration. Si un film doit aujourd’hui avoir une narration fluide, assortie d’une construction chronologique, avec une introduction, un développement et une conclusion (pas forcément dans cet ordre d’ailleurs), ce film balaie ce principe (cette contrainte ?) d’un revers de main dédaigneux, refusant de se laisser enfermer dans l’idée même d’histoire. Le scénario, s’il existe, tient donc sur un fil à couper le beurre. On y parle de scientifiques envoyés sur une planète, Arkanar, restée coincée au Moyen-âge, pour l’aider à évoluer, la voix off vient d’ailleurs très à propos nous expliquer de quoi il retourne. Seulement voilà, à part nous exposer effectivement un monde arriéré, il n’est jamais réellement question de ces scientifiques ou de leur action bienfaitrice, ou alors de manière très indirecte. On comprend que ce monde (comme l’a été le nôtre), possède une hiérarchie sociale et que cette hiérarchie rejette le progrès, que ceux qu’ils surnomment « les Gris », se promettent de leur apporter.

Là, tient sans doute le côté le plus repoussoir du film, cette absence d’histoire, et d’enjeux qui en découlent : l’attachement aux personnages, leurs rapports entre eux et surtout, l’envie de connaitre le dénouement bref, la peur au mieux de s’ennuyer, au pire de rejeter complètement l’œuvre d’Alexeï Guerman. Et puis non en fait, cette absence de narration, véritable volonté artistique (comme chacun sait, l’art fait peur) est assortie d’un joyeux bordel à l’écran, de scènes et de répliques parfois d’une drôle intelligence telle que : « Ce n’est pas parce-que nous parlons que nous avons une conversation ». S’il n‘y avait pas, à défaut d’un scénario, une thématique commune, on pourrait presque parler d’un film à sketchs, tant différentes saynètes se succèdent distinctement, mais avec toujours un fond de bouffonnerie. Certes, le film est long, mais l’idée que chaque séquence soit un paquet surprise qui réserve au choix : de l’humour, un peu d’action ou un peu de gore, aide à ne pas voir le temps passer.

On peut parler de gore, tant le monde filmé par Guerman est peut-être la pire manière d’imaginer notre Moyen-âge. C’est un univers humide et pourrissant (accentué par un superbe noir & blanc), couvert de cette boue primitive qui vit naitre l’humanité, où les corps sont « chère » avant d’être « esprit » que Guerman nous fait découvrir. Le résultat reflète le désespoir d’une société qui semble retourner à des temps primitifs, tant elle semble vouloir refuser le moindre progrès intellectuel. D’où la présence presque étouffante des corps, vivants ou morts, de l’exposition des fluides corporels sous toutes leurs formes, qu’il s’agisse du sang, de la morve, des selles ou de l’urine. Les sages, ces « gris » dont on ne parle qu’en mal sont très peu montrés, on préfère donner la parole à toute une galerie de personnages qui ressemblent à des psychopathes en puissances.

Mention « excellent » avec les félicitations du jury, à tous ces figurants qui jouent à merveille cette population, sortie tout droit d’un asile de fous dangereux. Lorsqu’ils regardent la caméra (et donc vous regardent), le malaise est immense de se dire que cette crainte qu’ils inspirent serait juste le fruit de leur primitivité, alors que nous les jugeons fous. Se pose alors la question de savoir si la folie ne serait pas juste une régression vers nos instincts les plus primaires. Face à cette populace arriérée, un homme seul: aristocrate et imposant un charisme incroyable : Don Rumata. Il est tout à la fois le leader respecté, l’adversaire farouche des sages « gris », mais aussi celui qui sait profiter au mieux d’un statut que ces « gris » semblent vouloir lui ôter. Le rôle est tenu par un certain Leonid Yarmolnik, illustre inconnu d’un cinéma russe méconnu, mais absolument mémorable dans ce rôle sans doute le plus difficile, puisqu’il doit être l’acteur qui a eu le plus d’heures de tournage.

Car ce tournage a dû être un des plus épiques de l’histoire du cinéma, dans un vieux château, sous des trombes d’eau (ou même de neige) qui semblent ne jamais vouloir s’arrêter, les pieds dans une boue qui inspire plus la saleté que la vie apportée par cette Terre nourricière. Chaque plan de Guerman est un chaos sans fin mais étrangement, un chaos qu’on sent voulu, réfléchi et organisé. Chaque scène croule sous des détails confinant parfois au surréalisme, dont Guerman s’inspire sans aucune discrétion. La technique cinématographique, dans des conditions pareilles, tient du génie forcené d’un cinéaste, qu’on ne connaitra finalement que de manière posthume. La caméra se fait précise, presque chirurgicale lorsqu’elle s’attarde sur les visages et surtout, sur les boyaux que l’on voit déversés plus d’une fois, accompagnés de ce son caractéristique des entrailles qui se répandent.

Il Est Difficile d’Être Un Dieu restera comme un objet captivant, la pépite d’un réalisateur qui trouva une fulgurance artistique juste avant de trépasser. Un film qui déconstruit un art pour mieux le reconstruire sur les cendres du surréalisme. Un film épique, sale et répugnant mais qui captive, par un foutoir récréatif et sans tabous pour ces corps, que l’on donne en pâture à un public coupable et voyeur. Les corps ne sont pas beaux, on expose des femmes obèses aux crânes rasés, qui exhibent seins et fesses flasques, qu’on imagine nauséabondes. Le public devra oublier ses réticences envers un cinéma qu’il imagine trop différent, car pour peu qu’on sache trouver la clé (très simple à trouver d’ailleurs) ce film, sans dire qu’il apportera du plaisir, peut absolument captiver. Il Est Difficile d’Être Un Dieu baigne dans la boue, la fange et la saleté des corps humains, mais derrière c’est une pépite qui sommeille en attendant que le cinéphile y pose un regard.

Pour aller plus loin: ce film est une adaptation d'un livre d'Arcadi et Boris Strougatski, également auteurs de Stalker, roman porté à l'écran par Andreï Tarkovsky.
Jambalaya
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le 10 nov. 2014

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Jambalaya

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