Vous êtes-vous déjà demandé à quoi pourrait ressembler une incursion cinématographique dans un tableau de Jérôme Bosch, l'Enfer par exemple ou bien la Nef des fous ? Eh bien c'est l'expérience hallucinatoire à laquelle nous convie Alexei Guerman. Et une expérience dont on ne sort pas indemne, que l'on apprécie ou non ce film.
L'histoire en elle même tient en quelques mots : un scientifique terrien envoyé en observateur sur Arkanar, une planète à la société moyenâgeuse, est devenu au fil du temps une sorte de dieu vivant. Dans le même temps, un ordre religieux, sectaire et rétrograde, les Gris, empêche toute expression intellectuelle et artistique et fait régner la terreur.
Le film de Guerman n'est ni un film d'action ni même un film de science fiction au sens classique du terme. C'est d'abord une expérience sensitive et une plongée dans un monde incompréhensible. S'il y a une ressemblance entre la société d'Arkanar et notre Moyen âge, la comparaison ne tient pas longtemps. On perd rapidement les repères habituels et il devient très vite difficile de comprendre ce qu'il se passe. Dès lors, il est préférable de simplement se laisser aller à la folie du film et ouvrir grands ses yeux.
En effet, durant trois heures le spectateur se retrouve confronté à une succession de scènes visuellement incroyables mais a priori dénuées de sens, à toutes sortes de comportements invraisemblables, à des dialogues qui n'ont aucune cohérence... Les personnages - tous autant qu'ils sont - reniflent, grognent, pissent, bavent, couinent, se mouchent, se pincent, se tirent le bout du nez ou bien les oreilles, s'entretuent sans raison, s'éventrent, s'émasculent, se lèchent, se couvrent de boue, s'aspergent de toutes sortes de fluides... Et ceci à longueur de temps. En continu. Tel un ballet de fous furieux, une longue sarabande infernale. La caméra se faufile en d'incroyables plans séquences dans un univers labyrinthique saturé de boue, de mélasse, de vase, de fumées, de carcasses, de viscères, de pointes, de lames, de crochets, de plumes. Le cadre est sans cesse obstrué par toutes sortes de personnages qui vont et viennent sans aucune cohérence, ou du moins pas la cohérence à laquelle nous sommes habitués, nous Terriens. Car ne l'oublions pas, puisque nous sommes sur une autre planète, nous sommes précisément confrontés à un cas spectaculaire d'inhumanité : ici, aucune place pour pour la raison, pour la logique, pour l'hygiène, pour les convenances, pour la pitié, ni même pour une simple conversation. Le personnage principal le dit d'ailleurs lui-même : "Ce n'est pas parce que nous échangeons des mots que cela fait une conversation". Les animaux - vaches, canards, hiboux, chiens, tortue...- semblent même plus humains et en tout cas plus sereins que ces pauvres Arkanariens figés dans un stade régressif (Pipi, caca, crottes de nez) stade dans lequel un ordre religieux, qui n'est pas sans rappeler l'inquisition, s'acharne à les maintenir.
Car le film, au delà de l'épreuve physique qu'il impose, dit quelque chose de notre monde en mettant en scène la capacité de nuisance combinée du pouvoir et de la religion au dépend des Lumières. Et la démonstration aussi éprouvante soit elle, finit par convaincre : quand l'obscurantisme gagne, il n'y a qu'un pas de l'humanité à la monstruosité.


Une parallélisme inattendu avec la barbarie qui fait notre triste actualité.

Créée

le 2 juin 2015

Critique lue 534 fois

4 j'aime

13 commentaires

Theloma

Écrit par

Critique lue 534 fois

4
13

D'autres avis sur Il est difficile d'être un dieu

Il est difficile d'être un dieu
SanFelice
9

De boue les morts

Voilà typiquement le genre de film qui va diviser les spectateurs, entre ceux qui vont crier au chef d'oeuvre et ceux qui vont hurler à l'imposture (et je ne parle là que de ceux qui vont le regarder...

le 17 oct. 2014

64 j'aime

13

Il est difficile d'être un dieu
Chaiev
10

Philo-Genèse

Il y a du Wittgenstein dans cette affaire là : « Ce qui peut être montré ne peut être dit. ». Les mots s’arrêtent à la lisière du dernier opus de Guerman, c’est le royaume de l’image...

le 21 févr. 2015

63 j'aime

30

Il est difficile d'être un dieu
Arlaim
9

Quand suffoque l'humanité

"Dieu" sait combien il est difficile de s'attaquer au visionnage d'un bloc aussi massif et radical que le film d'Alexeï Guerman, cela nécessiterait presque une préparation mentale. Ce dernier fait...

le 13 févr. 2015

34 j'aime

7

Du même critique

Us
Theloma
7

L'invasion des profanateurs de villégiature

Avec Us et après Get Out, Jordan Peele tire sa deuxième cartouche estampillée "film d'horreur". Sans vraiment réussir à faire mouche il livre un film esthétiquement réussi, intéressant sur le fond...

le 21 mars 2019

108 j'aime

33

Ad Astra
Theloma
5

La gravité et la pesanteur

La quête du père qui s’est fait la malle est un thème classique de la littérature ou du cinéma. Clifford (Tommy Lee Jones) le père de Roy Mac Bride (Brad Pitt) n’a quant à lui pas lésiné sur la...

le 18 sept. 2019

97 j'aime

55

Life - Origine inconnue
Theloma
7

Martien go home

Les films de série B présentent bien souvent le défaut de n'être que de pâles copies de prestigieux ainés - Alien en l’occurrence - sans réussir à sortir du canevas original et à en réinventer...

le 21 avr. 2017

81 j'aime

17