Dans le silence des terres de l'Ouest, au rythme d'un moulin à eau que seul le vol irritant d'une mouche peut perturber, entre la chute de deux gouttes d’eau s’écoulant à intervalle régulier, se languissent trois voyous aux visages crasseux. Alors que la contemplation s'éternise, les grincements d'un train viennent rompre le calme inquiétant régnant depuis bientôt dix minutes. Pas de musique, pas de mots, rien d'autre que du sable tournoyant alors que la locomotive s'en va, dévoilant dans sa fuite l'objet de cette impassible attente : un cow-boy, seul, à la carrure pas franchement imposante. Pourtant, l'impact est imminent, la tension suinte sur les faces cabossées de ces canailles au destin déjà scellé. Trois chevaux, quatre hommes. Un homme de trop, selon les uns... deux chevaux de trop selon l'autre. Encore quelques regards provocateurs, et quelques longues secondes retardant l'inéluctable explosion.


Et puis le bruit sourd du six coups. Trois fois, pas plus. Trois éclairs auront suffit. Alors que les longues capes jonchent le sol, que la mouche ne bronche plus, le vainqueur, avec un flegme inébranlable, enfourche sa monture et disparaît.


Sans savoir vraiment ce que je viens de voir, ce à quoi je viens d'assister, en témoin impuissant, sans connaître l'identité de ces types que je suppose être des mercenaires, ni celle de l'autre virtuose de la gâchette, je suis déjà convaincu d'un chose : je suis à terre, le souffle coupé. Victime par dommage collatéral. Mais contrairement à mes trois compères, je ne suis pas mort. Dieu merci. J’ose une timide respiration, replace mon chapeau sans faire de bruit. Le père Leone m’en a mis une belle en pleine figure ; et le pire, c'est qu'il reste encore deux heures trente à tenir. Je tiendrai.


Les images d’une beauté foudroyante se succèdent, pleuvent, chacune surpassant la précédente. Je rencontre cette famille qui respire la sympathie, pourtant installée dans un Ouest à la violence implacable. Ils sont beaux, bien habillés, innocents. Trop innocents. Une innocence soudainement assassinée, devant les yeux d’un jeune garçon qui contemple, impuissant, les avatars de la mort qui s’avancent vers lui. Sous le choc, pas une larme ne parvient à couler de ses yeux à peine rougis car tétanisés par la peur. Il regarde la mort en face. Et qu’ils sont majestueux, ces bandits, ces vautours qui s’approchent telle une volée d’oiseaux. Deuxième mise à terre. Jamais je n’aurais cru que la froide exécution d’un enfant puisse être aussi belle. Affreusement belle.


Et puis vient l’entrée en gare du train, duquel descend la mère de famille, désormais veuve, que l’on suit déambuler dans les rues d’une ville fourmillant de monde et de voitures, le tout dans un plan large où la caméra s’envole, survole – vole. Je suis à nouveau effondré, pour la troisième fois en l’espace d’une demi heure. Cette fois, les notes de musiques et les chants me reversent, m’étreignent le cœur. Je n’en sortirai pas indemne.


L’émerveillement se poursuit, à chaque instant. Il me faudrait des heures pour parler de toutes les scènes ; car elles sont autant de tableaux musicaux à admirer, à savourer. J’en repasse certaines deux ou trois fois, d’ailleurs, histoire d’être sûr que je n’oublie rien, que je ne perds aucune goûte de ce divin breuvage. Chaque scène est d’une puissance incommensurable, et paradoxalement d’une profonde sérénité : la force tranquille, quoi.


Et puis surgit ce fichu harmonica. Un bar bien sombre envahi par des grandes gueules aux longues capes, eux aussi. Leur chef, Cheyenne, dont l’impertinence n’a d’égal que le charisme, fait voltiger une lampe à huile suspendue, éclairant ainsi le malheureux ayant eu l’audace de l’interpeller. Tiens, je le reconnais. C’est le type du début. Là encore, pas un mot, mais des regards assassins. Les mains jointes, il joue de l’harmonica aussi bien qu’il tire : je suis touché. Ça commence à faire beaucoup. Mais je persiste. Je ne sais toujours pas qui est le gentil dans l’histoire, ou qui sont les méchants. Ils arborent tous un visage qui en dit long sur ce qu’ils ont pu endurer. Des écorchés vifs, c’est certain. Mais ce sont souvent les écorchés vifs qui sont les plus attachants, fussent-ils des salauds. Et quels salauds ils sont, ceux-là ! Pour des raisons différentes, tous deux cherchent à se débarrasser du chef des vautours, comme je les appelle : un certain Frank. Un autre salaud, mais de la pire espèce, celui-là.


Au fil de leurs associations explosives, ne manquant jamais l’occasion de s’adonner à quelques délicieuses provocations, Cheyenne et l’homme à l’harmonica vagabondent au milieu des chemins de fers en construction, et qui quadrilleront bientôt l’Ouest tout entier. Petit à petit, ils touchent au but. Et finalement, leurs pérégrinations les mènent là où tout à commencé, là où l’innocente famille fut décimée. Frank, mon « Grand Vautour », est là. « L’harmonica » a retrouvé sa proie. Seule la vengeance pourra lui offrir la paix intérieure après laquelle il court depuis tant d’années. Sous les yeux de Cheyenne et de la ravissante veuve, tous deux cloîtrés à l’intérieur de la maison, les deux adversaires se font face. La caméra tourne, tourne encore, virevolte, décortique les visages : d’un côté, Frank, les yeux légèrement plissés à cause de l’éblouissement du soleil, la bouche en coin, l’air pour la première fois inquiet ; de l’autre, « l’harmonica », impassible, le regard perdu dans la douleur de ses souvenirs. Le duel ultime. Le plus grand face-à-face de l’Ouest, c’est certain, mais aussi du cinéma tout entier. La musique est forte, très forte. Pas encore assez forte. La cicatrice du crime originel se rouvre. Derrière l’absence d’expression de « l’harmonica », la souffrance est lisible, palpable. Son regard est bouleversant, car il en dit plus que n’importe quel mot. Je suis pris dans une sorte de vertige, d’ivresse, le cœur emporté par la musique, les yeux remplis de haine en découvrant l’ignominie de son passé, comprenant alors pourquoi il tient tant à se venger. Je suis au bord de l’implosion. Oh non, la tension est trop forte, l’attente trop grande. Je dois me contenir. Encore un peu...


Et puis le bruit sourd du six coups. Une nouvelle fois. Une dernière fois. Le pêché originel est réparé, la cicatrice à jamais pansée. Pareil à Cheyenne, le chef de mes amis « capes longues », qui n’a pas perdu une miette de ce duel au sommet, et qui peut enfin s’allonger pour succomber de ses blessures, je tombe une dernière fois. À genoux, je regarde, au loin, « l’harmonica » rejoindre l’horizon aussi vite qu’il est entré en scène, sa mission accomplie, sa vengeance apaisée. Et à mon tour, je m’allonge. Cette fois, je ne me relèverai pas. Mais peu importe, 'm’en fous pas mal. Parce qu’après un tel torrent d’émotions et de tension, après un tel tourbillon d’images picturales et de mélodies inoubliables, après avoir tutoyé les sommets de cet art total – oui, après tout cela, je suis de nouveau convaincu d'une chose : je peux enfin mourir tranquille.

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le 4 nov. 2017

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Jules

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