J'aime beaucoup le cinéma d'Elio Petri sans forcément l'adorer. Mais c'est un cinéaste très juste, un cinéaste social et existentialiste, un peu à la manière de Michelangelo Antonioni, en tout cas, le Antonioni de la tétralogie du malaise. Il Maestro di Vigevano est un bon film, qui dit pleins de choses. On pourrait le rapprocher, dans la filmographie de Petri, à son autre film existentialiste, Les Jours comptés. Mais j'ai trouvé le second plus fort ; car ce film est bon, mais inégal, et finit par s'essouffler je trouve, à devenir même un peu lassant, malgré ses bonnes idées et un Alberto Sordi exceptionnel (cela sonne comme un pléonasme tant Sordi est tout le temps génial - même si on pourrait lui reprocher de se caricaturer un peu lui-même... mais quelque part, si un acteur devient un peu la caricature de lui-même, ça prouve aussi son unicité dans le paysage cinématographique, à l'instar d'un Gabin par exemple).
C'est un film profondément triste, déprimant, et surtout pessimiste. La tonalité n'est pas lourde heureusement, et ce grâce à Sordi, qui, comme à son habitude, à réussi à me faire rire sur de nombreuses scènes. Mais Petri nous compte l'histoire d'un homme qui n'arrive pas à exister, un homme qui se noie dans un quotidien dénué de sens, un homme complètement soumis à la morale d'obéissance... C'est le portrait d'un professeur raté, d'un mari raté, et d'un homme perdu, qui n'arrive même pas à fédérer sa propre famille. Qui est-il ? C'est finalement la question qui dicte tout le film... Mais surtout : est-il ? Il n'est qu'un petit soldat de la république, il n'est qu'un pion remplaçable.
Et Sordi est alors plongé en plein malaise social en plus des questions existentialistes qui se bousculent dans sa tête. Il n'arrive pas à s'intégrer à ce monde du paraître et non de l'être. Car au fond, personne ne vit vraiment ; les gens ne vivent que par leur titre (c'était l'une des grandes thèses de Nietzsche). Sordi est décalé dans ce monde de l'absurde, et le malaise social en est d'autant plus violent - cela rappelle quelque peu l'adaptation de la nouvelle de Gogol, Le Manteau, par Lattuada. Et Sordi n'est à sa place ni dans sa profession, ni dans son foyer. Car Sordi, malgré tout, est aliéné par ce monde du paraître, en témoigne sa réaction lorsque sa femme lui annonce qu'elle veut travailler dans le monde ouvrier, affront ultime pour l'instituteur qu'est Sordi et qui se construit une identité sociale sur sa seule profession, et non sur sa manière de vivre. D'ailleurs, j'ai plutôt bien aimé l'écriture du film quant au couple. C'est une sorte de chiasme cinématographique ; l'homme est le maître d'école très sensible là où la femme est ouvrière, et fait plus office d'une femme forte. Les rôles sont presque renversés.
Sordi est en tout cas pris dans une véritable tourmente, dans un questionnement sur le sens de la vie, qui ne trouve au final aucune réponse. Le film insiste beaucoup sur tout l'absurdité du monde moderne, il y a un côté camusien (plus que kafkaïen d'ailleurs). L'absurdité est montrée sous deux visages : l'absurdité d'une vie où l'on ne vit pas, mais où on paraît seulement. La scène où le directeur insiste sur le port de la cravate, en jugeant qu'il s'agit d'une compétence, d'une qualification requise pour un instituteur le montre bien. Mais il y a aussi toute l'absurdité administrative, l'absurdité des corps de métier, qui rappelle un peu Le Procès de Kafka, mais surtout le film d'Orson Welles. Le médecin qui ne fait même pas de consultation par exemple... Ces gens qui sont tous aliénés, qui ne savent même pas ce qu'ils font, ni pourquoi, à part pour le côté alimentaire. Personne ne vit. Ils sont tous soumis à la morale d'obéissance ; Sordi le premier, avec la relation qu'il a avec le directeur (personnage un peu grossier malheureusement, qui manque de finesse, où Petri sur-ligne un peu trop ce qu'il veut montrer). Et Sordi est un acteur parfait pour jouer l'absurde, son rôle dans Le Commissaire de Comencini était également parfait.
Sordi est l'homme qui ne peut dépasser sa fonction, qui n'en a pas la force, ni la volonté d'ailleurs. Alors, comme cela arrive parfois chez Petri, notamment dans Les Jours comptés, ça frise parfois le misérabilisme (en témoigne l'acharnement du destin contre lui). Mais il y a quelques jeux de tonalité qui arrivent tout de même à l'éviter parfois, et la performance tout en nuance de Sordi y est pour beaucoup. Mais cela n'empêche pas Sordi de s'apitoyer sur son sort... L'homme qui n'arrive pas à être dans le contentement est souvent dans la complaisance. C'est le cas de Sordi, qui se complait totalement dans son malheur. « Le lâche vit en repoussant » affirme Sordi… Et Sordi repousse toujours tout, car il vit constamment dans la peur. Peur du jugement social, mais peur aussi de sa propre femme.
J'ai beaucoup aimé le personnage de Nannini. Il est le premier témoin de l'absurde dans ce film, du fait que la vie ne soit qu'un éternel recommencement, qu'il n'y ait jamais de progression. Et là encore c'est totalement camusien... Rappelez vous l'incipit du Mythe de Sisyphe, où Camus affirme que la seule question philosophique c'est le suicide, c'est de savoir si la vie vaut le coup d'être vécue ou non. Nannini lui opte pour le suicide justement. Sordi lui reste cantonné à son esclavage.
Le film est vraiment bon, mais le problème, c'est que je trouve le rythme decrescendo. Une fois la première heure passée, le film devient un peu long, un peu répétitif, même si cette répétition est essentielle au film de Petri. Mais disons qu'à partir du moment où Sordi quitte l'enseignement, j'ai un peu décroché, j'ai trouvé qu'il y avait une baisse de régime, un petit problème de rythme. Tout ce qui suit continue de servir le fond, mais je n'étais malheureusement plus dedans. J'ai malgré tout aimé la séquence du délire, plutôt réussie, c'est assez anxiogène, asphyxiant, et c'est très bien réalisé, même si pour le coup Sordi en fait un peu trop. Un jeu plus épuré aurait renforcé l'extrême tension de cette séquence je trouve. Ce qui est intéressant en tout cas, c'est que finalement, dans ce rapport matrimonial, les deux sont tout autant à blâmer, ou tout autant à prendre en pitié... Pris de pitié par la lâcheté de Sordi. On peut blâmer sa femme, qui elle veut justement dépasser sa condition, veut vivre au-dessus de ses moyens, mais elle a le mérite d'être ambitieuse. Sordi a refuser d'exister ; elle, elle le veut. Mais Petri est cynique et le sort en décide autrement, puisque c'est elle qui décède...
Les dix dernières minutes, quant à elles, sont très bonnes, et proposent une conclusion très pessimiste. Car c'est une fin significative : le film commence comme il se termine. Il repasse les examens de l'enseignement, et recommence l'année en tant qu'instituteur. Rien n'a changé dans son quotidien, à l'exception du décès de sa femme. Il y a une forme de déterminisme social ; il ne peut rien faire d'autre. Il ne peut que revenir vers l'enseignement. une boucle éternelle, qui ne finira pas. Sordi ne vit pas car il ne vit que le même jour depuis des années ; c'est la monotonie la plus terrifiante. On ne peut exister en vivant tout le temps le même jour, à moins d'une profonde sagesse du contentement. Et comme le souligne Thomas Mann, le temps passe encore plus vite quand on vit éternellement le même jour. Petri nous plonge en pleine crise spirituelle et sociale de l'homme moderne du XXe siècle. Dans ce monde de l'absurde camusien. Et il est difficile d'imaginer Sisyphe heureux dans le cas de Sordi. Il n'a pas les épaules pour affronter cette absurdité, et ne peut qu'être esclave : esclave du temps, esclave de sa condition, esclave de ses supérieurs. Un esclave de la vie.