Ceci est un film noir. Un comme il ne s’en fait plus, comme on en a perdu la recette, sans doute disparue en même temps que le studio qui l'a sans doute le mieux maîtrisée.
En 1947, date à laquelle le film est réalisé, la RKO tient encore le coup. Elle n’est pas encore tombée sous la coupe d’Howard Hughes. Elle s’est forgée durant la décennie passée un sacré savoir faire dans la production de films de série B, c’est-à-dire à petit budget, souvent aussi convaincants que les productions 2 fois plus chères des studios concurrents. Parmi ces films, quelques perles du film noir : The Spiral Staircase de Siodmak, Adieu ma belle ou L’inconnu du 3e étage. Deux grands classiques vont être réalisés, l’un la même année (Out of the past de Tourneur), l’autre l’année suivante (Les Amants de la nuit de Nicholas Ray).
Pour faire un bon film noir (à l’époque) c’était finalement assez simple : d’abord une bonne histoire, avec des personnages solides, intéressants. Ensuite un réalisateur faisant son boulot correctement. Enfin des acteurs convaincants. Le reste, décors, photo, costumes, c'était l'affaire de la maison. Ici, l’atout numéro 1 c’est le scénario, remarquable, signé Jonathan Latimer (à son crédit un Tourneur, Phantom Raiders en 1940 ainsi que La Clé de verre en 1942, il fera plus tard plusieurs Farrow dont La Grande Horloge). Il faut dire qu’il part sur des bases solides : Gordon McDonnell, qui a écrit l’histoire originale, n’est autre que l’auteur de L’Ombre d’un doute. L’histoire donc en deux mots est celle d’un homme qui doit faire un choix entre son épouse, riche, et sa maîtresse, plus jeune et plus appétissante. Le scénario procède par flash-back et nous fait revenir sur la situation et son évolution à partir d’un procès : nous savons qu’il y a au bout une affaire de meurtre et que l’homme est peut-être coupable ; en tout cas il est sur le banc des accusés.
Si le point de départ est assez conventionnel, on est très vite pris dans le récit qui nous permet de nous intéresser à des personnages complexes et ambigus, plus riches que ceux proposés habituellement. En premier lieu celui de Robert Young, séducteur assez velléitaire et lâche mais en même temps relativement honnête et touchant. Sa femme, au courant de ses liaisons, et qui loin de se comporter selon le schéma classique le manipule doucement (grâce à son argent) pour acheter sa soumission et le ramener auprès d’elle. Enfin sa maîtresse, jouée par Susan Hayward, fausse arriviste et vraie rousse au tempérament de feu. Le récit se resserre autour de ces 3 personnages, il y a fuite de Young et Hayward, on pressent que la femme ne va pas en rester là et à ce moment, hop, l’inattendu déboule. Le film quitte ses sentiers battus (à la faveur du pneu crevé d’un camion de livraison) et ose le pari de sacrifier l’un des personnages pour se recentrer sur un Robert Young accidenté, l’esprit enfiévré, opérant dans un état second la substitution d’une femme à l’autre. Merveilleuse trouvaille qui renvoie la thématique ultra-classique développée jusque là à une fantasmatique d’échappée impossible et poisseuse, la catastrophe autogène, signature des plus parfaits films noirs, résumée dans l’image des sables mouvants. Le final achève cette partition sur une note d’ironie cruelle on ne peut mieux trouvée.
Ce film modeste qui accomplit parfaitement son programme est en fait une très grande réussite. Le scénario, je le répète, écrit à la perfection jusqu’aux dialogues inhabituellement soignés et intelligents. Les acteurs sont très biens, en particulier Young qui tire excellemment parti d’un côté bellâtre insignifiant pour glisser insensiblement vers une expression de tension et de fièvre assez convaincante. Bref, on se sent récompensé d’avoir sacrifié un peu de son lundi matin devant le poste télé et on dit merci. Merci qui ? Merci Patrick !