Connaissez-vous ne serait-ce que les bases de la cryptographie ? Non ? Rassurez-vous, Alan Turing non plus. Son intellect et ses connaissances ne sont intéressantes que pour le spectateur qui s'égare et ne s'attarde que sur quelques points de détail de l'histoire de ce jeune homme. Tout du moins c'est ce que Mortem Tyldum, réalisateur de l'immensité oscarisable Imitation Game semble vouloir nous faire croire. Tout ce qu'il faut retenir de l'illustre mathématicien est sa présumée déviance sexuelle lorsque celle-ci était considérée comme telle.


C'est là que se pose la principale question du film qui ne fait que s'enliser petit à petit dans un travers dont il ne sait plus se sortir une fois la première moitié du métrage passée. Bande-annonce, affiches de film et synopsis nous le vendent comme un labyrinthe intellectuel dirigé par Benedict Cumberbatch, mathématicien dont le but est de nous dévoiler les moindres secrets de la seconde Guerre Mondiale, de nous révéler les plus grands mystères du codage d'information, de création de nouveaux langages et de sa capacité à tous les interpréter par un calcul précis et universel. Tout cela à travers une machine qu'il a lui-même conçu et construite. Comme on nous l'indique pendant l'épilogue, l'idée est de montrer comment, en vérité, Alan Turing a réussi à écourter la guerre et quelle fut la portée de son invention qui a permis, plus tard, la création d'ordinateur, outil aujourd'hui utilisé par la population mondiale.


Si l'intention de départ est louable de rendre hommage à ce grand homme, qui a permis une considérable avancée de la technologie, en rappelant à tout le monde que c'est grâce à lui, quelque part, si on en est là, on se rend vite compte que le désir premier du réalisateur trouve également son actualité. S'il y a bien un sujet qui disperse les foules et fait parler de lui à travers le monde, c'est la question de l'homosexualité et de son acceptation dans la société. Et qui de mieux qu'une personne influente et mondialement connue pour sensibiliser le spectateur à cette orientation sexuelle dont la légitimité reste encore discutée. Dès lors on comprend mieux le choix de Benedict Cumberbatch pour ses traits du visage très fin et légèrement féminins.
C'est donc à travers trois époques que l'on en apprend un maximum sur la vie privée de l'informaticien. Le découpage entre les époques présentes et futures, si elles sont bien écrites et développent chacune un axe très différent, restent difficiles à discerner par manque de différence visuelle quelconque. Les changements d'époques sont d'ailleurs brusques et sans interruption concrètes entre les scènes. De fait, les temporalités sont difficiles à déterminer malgré un indice de temps car le montage entre chaque transition n'est pas extrêmement soigné et les décors, costumes et maquillages, excellents au demeurant, ne sont pas modifiés selon l'époque. Les scènes de flashback sont quant à elles plus simples à identifier car profitent non seulement d'un visuel plus coloré et chaleureux mais évidemment d'un personnage plus jeune. Cela n'empêche pourtant pas d'être également l'époque la moins utile et ne méritait pas un développement aussi conséquent. Tout ce qui y est expliqué pouvant être expédié en une fois lors d'une discussion avec Joan Clarke, sa seule amie véritable (jouée par Keira Knightley). Ceci est d'autant plus vrai si l'élément principale de cette partie, décrit comme un élément clef de l'histoire, n'a aucun aboutissement concret, tant sur le fond que sur la forme. Si les homosexuels sont encore difficilement acceptés aujourd'hui, il paraît évident qu'en 1950 leur statut social était encore plus incertain. En l'occurrence, la seule pertinence qu'il y avait à aborder la sexualité de cet homme à travers les années d'après-guerre n'était pas en fonction de sa vie et de sa jeunesse passées ni de son implication gouvernementale contre le nazisme mais bien dans la persécution politique qu'il a subit alors qu'il a certainement sauvé des milliers, voire des millions de vies. Si l'on souhaite montrer qu'un homosexuel peut avoir une vie et une morale tout à fait équilibrées, il était nécessaire de mettre en avant ce qui l'a poussé à agir de la sorte et se battre pour mettre fin à une guerre. Autant dire que Tyldum s'est complètement trompé dans la période de la vie de son sujet à étudier ainsi que de la manière dont il devait procéder.


Il faut dire que ce héros de guerre a de quoi alimenter les discussions. Homosexuel, informaticien visionnaire, pacifiste et honnête de nature, vivant dans une époque profondément misogyne et l'un des plus grands tournants de l'histoire contemporaine, ce ne sont pas les sujets qui manquent. Et alors qu'Alan Turing subit un traitement de faveur pour décrire une homophobie latente mal abordée, Joan Clarke, la seule femme du film, subit une misogynie non dissimulée et ne s'en plaint pas pour autant. Cet aspect n'occupe en réalité que la toile de fond du film, mais intervient suffisamment de fois et de manière suffisamment insistante pour être remarquée par le spectateur. Ce qui ne suffit pas pour autant à faire passer un réel message. Noyé à la fois par une non information, un scénario s'orientant subrepticement vers un message anti-homophobe et un personnage secondaire aux antipode du protagoniste, on finit par oublier la condition de la femme dans le film. Si là encore le film aborde un travers que la société ne semble pas non plus disposé à résoudre, il donne la sensation que c'est beaucoup plus acceptable de supprimer des droits et libertés aux femmes qu'aux homosexuels et que celles-ci s'en accommodent tout aussi bien. Non à l'homophobie, oui à la misogynie. Ce n'est pas ce que le film montre, mais c'est ce qu'il laisse vaguement penser.


En fin de compte le film parle très peu politique et quasiment pas de cryptologie. A tel point que le terme cryptographie n'est abordé qu'une fois ou deux et qu'aucune explication à son sujet n'en est véritablement faite. On comprend rapidement son principe, dans les grandes lignes, mais aucune explication ou définition précise n'est donnée et aucun moyen de le contrer, comprendre, interpréter, utiliser ou démystifier n'est donné. On voit pourtant les personnages s'exténuer à la tâche pour essayer de décrypter chaque message mais aucune donnée scientifique, aucun élément mathématique n'est présenté. L'oeuvre principale du héros, ce pour quoi il a malgré tout consacré sa vie, n'est résumé qu'en l'accomplissement d'un mot croisé en moins de 6 minutes. Plutôt réducteur pour quelque chose qui a aidé à changer le cours de la guerre et révolutionné la technologie. De quoi ne plus regarder son magazine télévisé hebdomadaire de la même manière. Il est par ailleurs notable que le film prend énormément de libertés avec la réalité. Si une grande partie des différences se comprennent pour répondre à certains besoins scénaristiques, d'autres ne méritaient pas de tels changement ou auraient dû être traités de manière plus assidue. Le test de Turing entre autre, s'il fut pensé initialement pour prévoir l'intelligence artificielle et déterminer la capacité intellectuelle à venir d'un ordinateur, elle est vaguement abordée et mal expliquée. Cela laisse le spectateur avec une énorme déception. D'une part celle de ne pas avoir vu ce qu'on lui avait promis, le film a quand même été vendu comme un scientifique s'attachant à révéler tous les secrets sur les messages codés. Sans oublier que la bande-annonce a essayé de nous faire croire à une histoire d'amour entre Turing et Clarke, crois celle-là, j'en ai d'autre en réserve. Et d'autre part d'avoir des informations partielles et partiellement vraies de la réalité. D'un côté on constate après coup que le film n'a strictement rien raconté à l'exception d'un homme qui a développé une amitié presque passionnelle avec, admettons-le, sa secrétaire et ses employés, et d'un autre côté que de maigres recherches montrent à quel point le Alan Turing du film diffère du Alan Turing de 1950. Sans aborder les nombreuses images d'archives utilisées dans le film qui finalement ne servent aucun propos à proprement parler et ne répondant à aucun fait politique ou décision de guerre car ni l'un ni l'autre n'est véritablement abordé. Si bien que la seule scène présentant un élément stratégique, celle des navires de guerre, est romancée et légèrement ridicule car l'enjeu est compris à la seconde même où il apparaît. Si bien que la scène finit soit par s'éterniser soit se termine trop rapidement. Dans tous les cas elle est exempt d'émotion alors qu'elle se veut bouleversante.
Un point déstabilisant par ailleurs dans la construction et le développement de l'histoire est de voir qu'elle s'est faite à la manière des super-héros. Dans chaque film de super-héros, le passage où il s'entraîne et développe ses pouvoir ou crée son costume est monté de manière à avoir plusieurs plans qui se superposent avec une musique encourageante qui l'accompagne. A trois reprises une scène de ce genre figure dans Imitation Game, lorsqu'il établit les plans de sa future machine, lorsqu'il recrute des gens à travers le pays et lorsque ces derniers passent le test. Une manière de dire qu'Alan Turing est un super-héros ? Il l'est, mais pas dans ce film.


En fin de compte, le film aborde une multitude de thèmes différents pouvant mériter chacun un film entier sur leur développement. Malheureusement Mortem choisit le moins en relation avec l'histoire de son porteur et l'étaie de façon totalement inappropriée, échouant ainsi complètement à transmettre le message qu'il voulait. Il en résulte qu'au début on s'attend à ce que l'histoire s'oriente sur la vie professionnelle du héros alors qu'à la fin on comprend que tout ce qui intéressait le cinéaste était sa vie privée. On peut ainsi s'interroger sur le rôle qu'à eu Cumberbatch dans l'étude de son personnage, lui qui semble avoir longuement étudié Julien Assange pour Le Cinquième Pouvoir et qui ne semble pas s'être intéressé plus que ça à Alan Turing.


Pour terminer sur une note plus positive il semble important de réserver quelques lignes à Alexandre Desplat. C'est un peu notre Hans Zimmer français, véritable squatteur de musique de film, ce véritable grippe-sou du scoring est nominé 2 fois aux Oscars pour The Grand Budapest Hotel et Imitation Game, deux bandes originales de film absolument sensationnelles. Sans retenue, en quelques années le musicien a su s'approprier complètement les codes du genre et redonne des couleurs là où ce bon vieux Hans les avaient assombries avec ses sons de corne-brume intempestifs. Autant dire qu'il est le seul à vraiment parvenir à nous dire quelque chose dans ce film, alors qu'il ne fait que la musique.

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le 23 mai 2015

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Notry

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