Katja et Nuri se sont unis dans un lieu censé les séparer : la prison. Cet amusant paradoxe prend un sens bien plus tragique quand une bombe explose dans une rue passante, emportant avec elle Nuri et son fils. Ainsi, c’est dans l’espace public, celui –a priori – de la liberté, que la séparation prend une tournure définitive. Le terrorisme a ceci d’affreux qu’il renverse tous les repères, et l’introduction du film en témoigne parfaitement. Katja doit alors affronter une douleur qui ne peut se vaincre. Ses parents et beaux-parents, l’institution judiciaire : tout ne fait que renforcer, réanimer, revigorer un sentiment de désespoir, d’incompréhension, de souffrance. Persuadée que l’attentat a été perpétué par des nazis, elle butte néanmoins sur les préjugés d’un pays peu enclin à accepter cette idée…
On voit bien comment le film aurait pu se présenter comme un réquisitoire, un pamphlet, une critique implacable d’une Allemagne aveuglée par ses certitudes, incapable d’admettre le Mal qui la ronge ne se trouve pas que dans la figure de l’Autre, de l’étranger, mais dans ce qui lui est le plus familier. Pourtant, le film n’embrasse pas totalement la forme argumentative : il ne s’agit jamais ici de démontrer certaines idées qui préexisteraient à l’œuvre. La critique est plus subtilement amenée, et surtout, ne sacrifie jamais les personnages et leur humanité. Ainsi, il n’y a pas d’angélisme. Les couples mixtes ne sont pas des modèles, et doivent supporter les réticences des parents. Le détective n’est pas totalement inhumain, peut faire preuve de bienveillance, de maladresse, mais aussi d’une consternante insensibilité et incompréhension. Le tribunal laisse la voix aux différentes plaidoiries, sans que la mise en scène ne donne plus de poids aux arguments de la défense pour créer du pathos. Ainsi, si cette épreuve est un véritable chemin de croix pour Katja, son avocat arrive tout de même à emporter l’adhésion à plusieurs reprises.
C’est cet aspect profondément humain du film qui a retenu mon attention, le fait que le drame ne serve pas simplement de prétexte pour dénoncer, et qu’il garde tout le long une certaine subtilité. Tout est toujours vécu à la hauteur du personnage principal, sans que la volonté d’asséner certaines vérités sur l’état de la société allemande ne vienne parasiter l’émotion. Cette histoire de deuil impossible est viscéralement, indissociablement liée à la trajectoire nécessairement singulière, intime de l’héroïne. C’est seulement par écho qu’elle peut devenir le symbole d’une cause, la critique de ce que l’Allemagne cherche à refouler.
Il faut dire que l’histoire qui nous est racontée a quelque chose d’assez complexe. La mort des deux personnages n’est pas sans raison. Ce ne sont pas les hasards de la vie qui ont conduit au drame, mais bien la volonté délibérée d’un groupe de personne de commettre un attentat. Pourtant, le faible nombre de vie atteinte, l’identité des victimes, les doutes quant au passif du père, font que cet attentat n’est jamais perçu comme tel par la société. Il n’y a pas d’emballement, d’hystérie médiatique. Les coupables désignés ne sont pas ceux auxquels la société s’attendait. On se trouve alors devant une aporie : ce qui aurait dû relever d’un attentat, et donc mobiliser la sphère médiatique, politique et publique, devient l’équivalent d’un fait divers. La disproportion entre la gravité de l’acte et, finalement, le peu d’intérêt de la part de la société (qui n’est jamais montrée : aucun journaliste, rien) confère à ce drame un caractère hybride, celui d’être à la fois chargé politiquement, et pourtant dépolitisé (au fond ce n’est peut-être qu’un règlement de compte).
La douleur de l’héroïne s’en trouve bien évidemment décuplée. Elle doit affronter les reproches de ses proches, les doutes quant à la personnalité de son mari, sa possible responsabilité dans la mort de son fils. Et c’est là que le film gagne en subtilité car l’Allemagne, en refusant la réelle explication de cet attentat, renvoie à ce que pareille souffrance a d’incommunicable pour l’héroïne. Tout le film se fonde sur une impossibilité à dire, à trouver en dehors de soi le réconfort, la compréhension qui permettrait de sortir d’un état de malheur. En butant sur la Justice, l’héroïne est renvoyée à sa propre solitude, à une souffrance si intime qu’elle ne peut faire l’objet d’un partage. Et j’ai aimé l’intelligence du film à traiter cet aspect du deuil. Le jeu sur les regards, la façon de faire durer les plans sur les visages, ont quelque chose de réellement bouleversant, car l’on perçoit que tout ce qui se vit ne peut pas se verbaliser, et que les mots seront toujours impuissants face à une réalité trop douloureuse pour se dire. La volonté d’aider, de comprendre, d’apporter du réconfort qui se lit dans le regard des proches de Katja, à quoi répondent les yeux de Kajta, qui expriment à la fois de la reconnaissance, et en même temps fait comprendre à quel point leur sollicitude est insuffisante, tout cela passe par les visages.
Je crois qu’une scène illustre parfaitement bien cet aspect. La caméra est aux cotés de Katja à l’enterrement. Elle jette un regard vers sa belle-famille qui se trouve dans l’arrière-plan. Le spectateur, tout comme elle, n’arrive pas à discerner sur le visage de ces grands-parents endeuillés le signe de l’émotion. Mais, au plan suivant, la caméra filme de profil le visage de la grand-mère : un visage sur lequel perlent des larmes. Ainsi, cette souffrance, qu’un regard extérieur ne peut qu’entrapercevoir, mais jamais saisir dans sa vérité, est d’un coup révélée dès que la caméra s’approche pour toucher à l’intime, à cette part inaliénable de Soi, d’où l’émotion surgit. Ce que cette scène nous dit sur la douleur indicible de la grand-mère est bien évidemment le symbole de cette fracture entre l’intériorité et l’extériorité qu’expérimente Katja (et donc aussi des grands-parents que l’on aurait pu facilement haïr sans réserve au vue de la méchanceté de certains de leur propos). Aussi, à plusieurs reprises, le choix de filmer, dans un même cadre, deux visages avec le même grain de netteté (la mise au point est fait sur chacun d’eux, il n’y a donc pas de flou), insiste sur cette idée d’une impossible équivalence des expériences. Ainsi, à la froideur de la description scientifique de l’attentat s’oppose la réalité émotionnelle et psychologique de cette expérience.
Délaissant dans un premier temps l’émotion, le dernier acte fait basculer le film dans une autre dimension avec un coté thriller qui dénote avec le reste du long-métrage. La caméra se veut plus souvent distante et une certain flou est entretenu au niveau des intentions du personnage. Mais ce qui pourrait être perçu comme une rupture de ton est, à mon avis, dans la continuité d’un film qui cherche à calquer notre trajectoire de spectateur sur celle de son héroïne. Au fur et à mesure du récit, nous gagnons en liberté, tout comme elle gagne en capacité de décision. Elle peut mûrir une réflexion, préméditée une action, et ne subit plus de plein fouet la violence d’émotions incontrôlable.
Ainsi, cette troisième partie nous ménage un espace de liberté en nous détachant légèrement du personnage. On ne sait pas exactement ce qu’il veut, on ne peut plus vraiment espérer se mettre à sa place, partager son expérience. Nous avons alors la possibilité de souffler, de respirer, de n’être pas émotionnellement pris en otage par le film (mais c’était déjà aussi parfois le cas dans les deux premiers actes), et surtout de garder notre esprit critique.
Il devient possible de se faire son propre avis quant au geste final du personnage sur le bien-fondé de la loi du talion. Si l’idée qui sous-tend ce geste peut être vue comme un moyen, pour le réalisateur, de montrer qu’un acte d’apparence terroriste ( ce n’est pas anodin qu’elle utilise le mode opératoire des kamikazes) a bien souvent pour origine une douleur intense, un désir non pas simplement de vengeance mais d’apaisement dans la mort (le plan final sur l’océan), nous restons libres de juger son acte selon notre propre morale/sensibilité.
En conclusion, le film, sans m’avoir ému, m’a plu dans sa capacité à traiter d’un sujet grave sans pour autant être larmoyant, même si l’on n’échappe pas totalement aux poncifs du genre (les gros plans sur l’héroïne en détresse, la tentative de suicide, la pluie qui tombe en abondance…). Le côté un peu démonstratif, trop ouvertement politisé du récit, est atténué par l’intelligence d’une oeuvre qui ne perd jamais de vue l’humain, grâce à une approche sensible et émouvante de la souffrance humaine. La mise en scène sait varier ses approches, utiliser avec parcimonie certains effets pour essayer de nous rapprocher du ressenti du personnage. Elle sait aussi prendre ses distances, effleurer les émotions plus que les extirper aux personnages. La place accordée aux regards, à ces moments de silence, de gêne ; ces plans sur ces visages qui se crispent, ces regards qui se dérobent, qui compatissent, souffrent : tout cela donne une réelle consistance et intensité émotionnelle au film.
Finalement, le plus gros défaut du film reste, selon moi, son carton final, qui oppose la singularité de l’expérience à la généralité du constat. Chacun avait compris la volonté du réalisateur de montrer que le terrorisme n’était pas l’apanage de l’extrémisme islamique, et qu’il souhaitait, en creux, tirer un signal d’alarme quant à la montée de l’extrême droite en Europe. Néanmoins, ce renvoi pas très finaud à l'actualité n’entache en rien les qualités du film précédemment évoquées, et c'est bien là l'essentiel.