Attaquer un film de 1949 dont le sujet est l'afflux de migrants via ses filières illégales donne à l'expérience un petit vertige immédiat et confère à l’œuvre un aspect viscéralement moderne et intemporel.
D'autant que la voix-off introductive est concise: une grosse partie de l'économie américaine ne peut tourner qu'avec l'afflux de main d'oeuvre étrangère, et cette afflux est à majorité légale et encadrée. Pour ce qui du versant illégal, cœur du sujet, les agents de la force publique vont se concentrer sur les réseaux de passeurs et les exploitants verreux, du côté américain.
Il n'en faudra pas plus aux détracteurs du film pour hurler à l'angélisme et au film de propagande pro-U.S. (défaut qui ne dérangea pas le moins du monde une partie d'entre eux concernant les T-men, du même réalisateur, sorti deux ans plus tôt, pourtant autrement plus didactique).
Le propos est pourtant bien plus ambivalent qu'il n'y parait. Le projet n'a pu voir le jour que parce qu'une partie des têtes pensantes de la RKO sont venus rejoindre les rangs de la MGM, et un petit vent gauchiste, nouveau, souffle sur le studio, dont il s'agira ici du manifeste le plus brûlant. Pourtant, le maccarthysme n'allant commencer à souffler son haleine viciée sur des braises en trompe l’œil qu'un an plus tard, il était encore possible de faire un film politiquement engagé tout en étant pro-gouvernement, l'état agissant ici en tant que force pacificatrice et modératrice de l'avidité usuelle.
Les ouvriers sont appelés braceros (les bras) et pas encore wetbacks comme dans les romans d'Ellroy, et ceux qui empruntent la voie des outlaws ne le font, désespérés, qu'en connaissance de cause, et avec très peu d'espoir de pouvoir revenir en un seul morceau à leur point de départ. Les deux détectives (dont un Ricardo Montalban jeune beaucoup plus proche de Jean Dujardin que de l'hôte de l'île fantastique qu'il deviendra 30 ans plus tard) infiltrent les deux extrémités de la filière au péril de leurs vies, ce qui nous offrira quelques superbes scènes de tension que les années ne seront pas totalement parvenu à amoindrir.
Il est enfin à noter qu'Anthony Mann clôt avec ce magnifique long-métrage le cycle de ses films noirs (outre les T-men, ridiculement titré la brigade du suicide en français, comment oublier par ailleurs des films comme la rue de la mort ou le marché du brutes), on y retrouve avec délectation sa science du cadrage et sa fabuleuse capacité à électriser la violence, servis par une photo comme toujours absolument somptueuse qui, par l'usage nouveau qui est fait ici des très photogéniques extérieurs, annonce la nouvelle période du réalisateur qui va s'ouvrir. Désormais, Mann va donner dans le western avec un succès qui ne se démentira pas, et avec le même goût pour la complexité et la perversion (comment oublier l’ambiguïté des héros campés par Stewart ?)
Il serait sans doute très exagéré de voir une filiation, même lointaine, entre cet incident de frontière et les raisins de la colère du sublime tonton Ford, au delà de sa beauté formelle et de son propos humaniste, mais il serait tout aussi malhonnête de ne pas y retrouver un plaisir un peu semblable. Un regard tendre et lucide porté sur ses protagonistes, dont chacun incarne une cran tangible d'un engrenage fatal, mécanisme vicieux, global et sans doute insoluble.
Même si ici le tarissement d'une seule filière d'immigration semble curieusement suffire à mettre fin à l'intégralité du phénomène, la justesse avec laquelle les enjeux humains ont été abordés, la profondeur du traitement des personnages et de la photo rendent pleinement justice à la qualité d'une œuvre qu'il serait plus que dommage de sous-estimer à cause de défauts mineurs, au regard des formidables atouts qu'il déploie par ailleurs.
Et s'il fallait une dernière preuve de la modernité du film, je n'ajouterais que ceci: à la fin, le flot de migrants a calé.