D’abord parler du phénomène Pynchon, Thomas Pynchon. D’abord évoquer l’Arlésienne de la littérature américaine, chimère insaisissable fuyant mascarades et frivolités médiatiques pour ne laisser derrière lui, telle une traînée géante dans la galaxie, que le talent et le génie d’écriture, et à peine une dizaine de romans. Pynchon, considéré comme l’un des plus grands auteurs américains à l’univers foisonnant, demeure un mystère sans visage. Il y a bien ces quelques photos de lui, jeune, avec ce faux air à la Jacques Brel, et puis après plus rien. CNN le traqua à Manhattan, Les Simpsons l’invitèrent pour plusieurs cameos (où il parada la tête recouverte d’un sac en papier).
On dit qu’il vit à Mexico, on dit qu’il ne voit personne, on murmure aussi qu’il apparaît dans Inherent vice, grimé sûrement en motard facho ou planqué derrière un palmier. Et puis un jour, Pynchon croise la route de Paul Thomas Anderson. Ça paraît presque logique, d’ailleurs. Une sorte d’évidence cosmique. Quand donc un monstre sacré (de la littérature) rencontre un autre monstre sacré (du cinéma), il y a fusion, c’est de l’ordre du big bang, et ça donne ce Inherent vice mastoc, adaptation nébuleuse du roman éponyme de Pynchon publié en 2009. Une histoire de détective privé accroc à la fumette embarqué dans un imbroglio qu’il serait quasi impossible de résumer en détails, sinon dire qu’un riche magnat immobilier a disparu et que c’est là le début des emmerdes.
Une farce psychédélique et inquiète sur le devenir de la société yankee (l’action se déroule en 1970), entre paranoïa galopante et déliquescence des idéaux, spirituels comme politiques (Nixon et son Watergate ne vont pas tarder). Autre hypothèse : le délire mélancolique et hallucinogène d’un esprit perpétuellement défoncé, encore meurtri par le départ de sa petite amie (et qui réapparaît soudain dans un "pssst" lascif, la nuit). Là où, peut-être, une heure et demi aurait suffit (mais cela permettait-il de synthétiser, de sublimer vraiment le livre, dense et touffu, de Pynchon ?), Anderson étire sur deux heures et demi une adaptation finalement quelconque qu’il réduit à un défilé de personnages mi-loufoques mi-crétins, rarement traités en profondeur, pas intéressants et figés dans une simple ébauche à sens unique (un dentiste barré, un saxophoniste indic, une ex vaporeuse, un nazi hipster…).
Les intrigues s’empilent et s’imbriquent comme des poupées russes remplies de haschich, les séquences se suivent machinalement sans jamais servir l’action, une avancée au moins (le film donne l'impression de faire du surplace), et chaque acteur, en exceptant Joaquin "rouflaquettes" Phoenix et Josh Brolin (génial en flic teigneux avec toujours un truc à sucer dans la bouche), vient faire son petit numéro de dingo et puis repart. Même en acceptant de ne plus tenter à comprendre, même en acceptant de se laisser porter, même en acceptant de lâcher prise, comme on dit, ça ne fonctionne pas parce qu’Anderson échoue à donner corps et substance à cette trame à tiroirs tortueuse trop tarabiscotée qui veut dire les désillusions prochaines, flirtant parfois avec le cartoon, ou parfois la vibe sentimentale, ou parfois la violence sèche.
Parfois ça prend, la folie pointe, on jubile, serait-ce du patchouli et du cuir vintage que l’on sent soudain ? Plus généralement, Inherent vice se résume à un mal de crâne résonnant de dialogues interminables, voire creux, et de noms et prénoms à coucher dehors (comme toujours chez Pynchon : Japonica Fenway, Adrian Prussia, Portola Barkeep, Puck Beaverton…) qui finissent par se mélanger et s’interchanger dans nos consciences étourdies, masses baba. On en viendrait presque à croire qu’il est bien vain de vouloir s’attaquer aux grandes plumes de chez l’oncle Sam (Kerouac, Thompson, DeLillo, Ellis…) sans forcément aller droit dans le mur (Sur la route, Las Vegas parano, Rhum express, Cosmopolis, American psycho, tous ratés).
Anderson a remisé ses grands élans opératiques de mise en scène pour une réalisation plus classique (et donc relativement décevante, avouons-le, malgré les éclats colorés de Robert Elswit et la bande son éclatante de Jonny Greenwood avec mélodies sixties en renfort) faite majoritairement de plans fixes et d’imperceptibles travellings avant, et sans grands moments purement andersonien (la pluie de grenouille dans Magnolia, les premières minutes de There will be blood, tout Punch-drunk love…), virtuoses en diable. C’était pourtant ça que l’on attendait, c’était ça que l’on voulait, Pynchon, Anderson et le diable main dans la main pour une virée effrontée et farfelue à se damner les seins (?), mais laissée sur un bord de route, sur cette route à la fin quand Doc Sportello nous regarde, les yeux pris dans un reflet de rétroviseur, et qui semble nous dire qu’il compatit, et que tout ça n’aura pas servi à grand-chose.