Inherent Vice commence à Los Angeles en 1970. Dans la séquence d'ouverture, l'ex-petite amie de Doc Sportello (Joaquim Phoenix) apparaît dans une lumière crépusculaire, tandis que lui, dans le noir, semble purger une gueule de bois. Les années 60 sont finies, et avec elles s'achève un Summer of love sans fin, qui aurait commencé en 1967 avec Sergent Pepper's jusqu'à l'apogée de Woodstock. En 1970, Janis Joplin est déjà morte dans sa chambre d'hôtel et le festival de Monterey a eu lieu. Le flower power célébré par la chanson de Scott McKenzie (San Francisco), l'utopie californienne chantée par les Mamas & Papas (California dreamin) se sont brutalement désenchantés. Le film de Paul Thomas Anderson n'ignore pas cet arrière-plan de désillusion, qu'il rappelle parfois de façon claire (il est plusieurs fois question de Charles Manson). Pourtant, ce n'est un film où domine l'amertume : en se maintenant toujours à la hauteur du personnage de Doc Sportello (personnage de privé relooké à la mode hippie : détective à sandales, donc) et nous emmenant dans les méandres son enquête (une sombre affaire de disparition derrière laquelle se cache un cartel de la drogue indochinois), le film occupe un terrain - celui du film noir - qui lui permet de nous distraire et de ne pas nous faire sentir trop vite le poids de sa tristesse. Passant de la villa d'une milliardaire à une secte hippie dont les disciples rejouent la Cène (avec des pizzas et des bières), Doc, toujours très occupé par son enquête (et souvent défoncé aussi), ne voit pas qu'il traverse les vestiges d'une époque, qu'une société qui est en train de changer sous ses yeux, à l'image de cette clinique dentaire qui s'enrichit sur le dos des hippies ayant perdu leurs dents à cause de l'héroïne. De la société de consommation dont le rêve hippie a, malgré lui, accéléré l'avènement définitif, Doc ne voit rien : il n'est pas philosophe, il promène sur le monde un regard naïf – qui rappelle parfois celui de Peter Sellers dans The Party – et le film adopte tranquillement son point de vue. Jusqu'à la descente, jusqu'au bad trip.
Le dernière partie du film est d'une violence d'autant plus frappante que tout le récit a précédemment adopté la forme d'une enquête de dilettante. Où l'on a vu l'alter-ego de Doc, un flic nommé Bigfoot (Josh Brolin) sucer une banane glacée comme une bite. Où l'on a entendu des délires de hippie sur le Vietnam (« l'Amérique est une mère défoncée qui envoie ses enfants au casse-pipe ») murmurés par un Owen Wilson en transe. Où l'on a imaginé qu'une frégate ayant disparu dans l'Océan ait pu être attaquée par des pirates. Où Doc a noté n'importe quoi sur son petit calepin de détective.
Après une scène de sexe brutale – dont la montée érotique est saisie en un très beau plan-séquence – Doc, presque à la manière de De Niro dans Taxi Driver, se mue en tueur. Quel trouble a traversé le regard bleu de ce personnage idiot, à qui l'on a fait croire que les croix gammées étaient des symboles de bien être ? Peut-être Doc a-t-il enfin ouvert les yeux. Peut-être le film a-t-il entamé, en même temps que son personnage, une sorte de descente ? Peut-être est-il temps que tout le monde descende, passant de l'euphorie de Vitamin C de Can aux ballades de Neil Young ?
Etrange comédie qu'Inherent Vice, qui se finit sur le regard plein de larmes de Doc, au moment où son ami Bigfoot s'empiffre de marijuana sous ses yeux, comme s'il fallait liquider la dernière part de rêve, les derniers paradis potentiels. Tout le film ressemble alors – et le dernier plan brumeux nous le rappelle – à un trip peuplé de fantômes. Tous sont morts, ils n'existent pas davantage que l'époque où ils ont vécu. La voix de Joanna Newsom ouvre, dès le début du film, cette perspective mélancolique et rêveuse et il faudra arriver jusqu'au dernier plan du film – si beau – pour en saisir pleinement le sens.
Film de maître, Inherent Vice n'a pas pour autant l'assise d'un chef d'oeuvre, et tant mieux. Peut-être fallait-il que Paul Thomas Anderson revienne à la comédie – après l'échec commercial de Punch-Drunk Love en 2002 – pour pisser sur l'esprit sérieux de ses deux précédents films, où les portraits des mentors de l'Amérique (le prêcheur de There Will be Blood, le gourou de The Master) se trouvaient enchâssés dans des fresques trop grandes, à l'ambition presque épique (la construction d'un empire pétrolier dans There Will be blood), au point qu'on ne retienne de ces films que l'emphase et les boursouflures. Peut-être fallait-il adopter le point de vue d'un idiot, celui de Doc Sportello, pour se promener si tranquillement dans les mythologies américaines, sans jamais donner l'impression de forcer le pas. C'est cette démarche souple, aisée, qui fait toute la grandeur d'Inherent Vice.