L'oeuvre la plus profonde de Lynch

Ecrit en majuscule comme sur un dossier confidentiel que l'on rechignerait à ouvrir, le titre pourrait bien être une des nombreuses clés qui permettront au spectateur de pénétrer cet univers vertigineux.

Si on connaissait chez Lynch cette passion du spectacle, souvent mise en images dans ses précédents métrages, personne n'aurait imaginé qu'il puisse à ce point nous y faire prendre part. En effet, la sensation de vertige auquel donne lieu cette œuvre est due à un procédé sur lequel les trois heures de film reposent, une mise en abyme. En tant que grand manipulateur, ce montreur de rêves nous immerge complètement dans la structure chaotique de l'INLAND EMPIRE pour nous confronter à l'idée que la distinction entre les différentes couches qui le constituent n'est pas claire, bien au contraire. Si le film entier n'est qu'un spectacle dans le spectacle dans le spectacle, Lynch rompt avec les principes de la mise en abyme en faisant les mondes inter communiquer.

Comme on a pu se le demander en visionnant ses deux précédents films (Lost highway et Mullholland Drive) la question de savoir si la réalité à sa place ici trouve sa réponse dans l'esthétique choisie. Non le format DV n'est pas la preuve d'un manque de moyens mais bien l'illustration d'une volonté de donner un aspect documentaire, vécu, à l'ensemble, aussi incohérent soit-il à première vue. Une question nous est directement adressée: Sommes-nous les spectateurs ou le spectacle ? Les visages angoissants en gros plan nous scrutent alors qu'en contrepartie les visages angoissés, toujours en gros plan, nous renvoient à notre statut de voyeurs. Toute une symbolique est encore déployée pour parsemer le parcours d'indices qui nous sont adressés, que ce soient les portes innombrables, le thème de la pièce fermée, certains objets récurrents, le rôle de la lumière et du contraste qu'elle créée,... Rien n'est dû au hasard et tout est libre d'interprétation.

Tout est fait pour que nous perdions toute forme de repère temporel ou spatial, même les relations interpersonnelles ne sont soumises à aucune logique. L'opposition entre intérieur et extérieur, monde sensible et monde imaginé, se marque à tous moments dans les dialogues absurdes entre les acteurs ou encore dans le fait qu'INLAND EMPIRE ne soit qu'un film de Lynch qui aurait à son tour été filmé, le réalisateur se permettant même des allusions à ses propres films. Si la réalité est bien quelque part, la distinguer du reste relève de la torture mentale tant elle vient se mélanger avec les différents niveaux de conscience de l'actrice principale. Laura Dern se perd entre ce qu'elle pense être, ce qu'elle est, ce qu'elle voudrait être ou encore l'image qu'elle renvoie d'elle-même.

Le titre nous parle d'intérieur, et c'est là que beaucoup de questions posées dans le film vont trouver leur réponse. On peut dire que si certains utilisent leurs rêves, leurs pensées à défaut de pouvoir réaliser des films, David Lynch réalise des rêves. Et là vient se greffer une notion indispensable pour apprécier cette réelle œuvre d'art : il n'est pas utile de tout comprendre puisque l'univers du réalisateur est l'apologie de la contradiction. Kubrick avait son Odyssée de l'espace, Lynch a son Odyssée des rêves, et la mise en parallèle des deux monuments n'a rien d'innocent... Ils dérangent car ils font appel à une acceptation de l'incohérence et inversent la hiérarchie entre le réel et l'imaginaire.

On a souvent dit de David Lynch qu'on ne pouvait qu'adorer ou détester, mais si la fascination exercée par INLAND EMPIRE est grande et qu'elle peut facilement se transformer en épouvantail, la profondeur d'un tel film pourra en déboussoler certains. Une chose est sûre, on est là face à un sommet de la carrière du réalisateur et personne ne pourra ressortir indifférent de la salle après avoir vu un cinéma aussi unique.
Kaman
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le 11 nov. 2010

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