David Lynch est mort. C'est une occasion comme une autre de pleurer un artiste aux nombreuses casquettes (métaphoriquement comme littéralement), et de parler de son film le plus "Lynchien", à un détail près (deux en fait) :

1/ Personne n'a osé revoir le film (pisser dessus, oui, et abondamment, mais le revoir d'un oeil bienveillant, voire même simplement neutre, non). A cause de sa longueur ? Ou du fait que pour en comprendre les subtilités diégétiques, il faudrait, en plus de ses 3 heures, regarder l'étrangement limpide More Things That Happened, un "mini" bonus de 76 minutes qui a le mérite de clarifier non seulement le film et ses différentes strates, mais sert de clé en mettant en avant un thème qui hante le cinéma de Lynch :

Que ce soit une oreille coupée, une casquette d'enfant, une bague au symbole singulier, une boite bleue (ou sa non moins mystérieuse clé), une VHS, une prise électrique, un radiateur, ou, ici, des montres, la notion de Pacte quasi Faustien, scellé par un objet transitionnel, de Seuil lovecraftien, de labyrinthe symbolique à la Borges, les montres du Phantom et leur impact, leur symbolique éclairent, une fois positionnées correctement dans l'oeil d'un Caléidoscope (Lynchien, forcément) tout un pan de mystère qui hantait, parfois à notre insu, la plupart des oeuvres du réalisateur.

L'indulgence montrée pour (l'excellent) Twin Peaks : The Return, malgré le fait que ce soit quand même une sorte de long métrage de 19h, et le dédain porté à Inland Empire, encore aujourd'hui, fait peine à voir.


2/ Le maître de l'éclairage, de la pellicule, par audace ou manque d'investisseurs ose le film tout en caméra numérique, avec ses défauts (le film a 18 ans dans les pattes, il ne pourrait pas acheter une bière aux states mais pourrait se pinter en Europe, pile le bon âge!). Pourtant, l'oeil acéré, la mise au Poing effectuée, il se lance dans une aventure qui au final s'avèrera une énième répétition de ses houleuses relations avec la critique. (Lorsqu'on s'est pris des seaux de merde par son propre public après Twin Peaks Fire Walk With Me (qui reste, quoi qu'on en dise, son meilleur film à mes yeux, ne serait-ce que de par son audace, "a dream within a dream", réhabilité et ENFIN intégré sans l'ombre d'un doute dans la mythologie Twinpeaksienne par la saison finale), on peut encaisser, et le coût réduit du numérique lui permet de ne point se limiter en terme de durée (à 76 mn près^^).


Mais tant qu'à faire, traçons une paradoxale forme géométrique qui sied à Lynch, amateur de lignes droites qui sont des cercles mais pas vraiment (le traumatisant Lost Highway), les ruses façon "tout ceci n'était qu'un rêve" (sachant que chez Lynch, l'impact du rêve sur le réel n'est vraiment à ne négliger en aucune façon) ("We live inside of a dream" dira le regretté David Bowie), les échos d'une oeuvre à l'autre, via une tenture, un jardin "trouvé par hasard" par Pete Dayton dans Lost Highway qui fait écho à tout un pan de l'univers de Blue Velvet (synchronicité ? Footage de gueule ? C'est au choix...)

Donc faisons hommage, honneur à Lynch en survolant son oeuvre cinématographique en traçant une spirale qui boucle, suggérée par le disque qui ouvre l'Empire Interne dans lequel l'artiste nous invite à plonger!


Tout (ou presque, je fais délibérément l'impasse sur les courts métrages, les photos, les sculptures, peintures et autres, n'ayant pas le soucis de l'exhaustivité historique, mais la prétention (ou l'humilité) d''offrir ce fragment sélectionné de l'exégèse d'une oeuvre qui appellerait peut-être un texte autrement plus documenté au risque de noyer son essence, d'où des choix de coupes certes douloureuses (la décision de ne pas mentionner The Grandmother notamment), mais nécessaires à mes yeux), pourrait commencer par le Freudien Eraserhead, long métrage où Lynch et sa bande s'investissent sur tous les plans : artistique, ésotérique, psychologique, financier, annonce programmatique d'une carrière qui sera toujours un combat pour aboutir à du Lynch, pour le meilleur artistiquement, parfois pour le pire en terme de réception, de malentendus, de financements au lance-pierre.

Et déjà, malgré l'horreur surréaliste du film, un sens de l'humour décalé, des photogrammes dignes de photographies, des jeux sur le rythme maîtrisés, et une importance primordiale du son (écouter la bande son d'Eraserhead, c'est déjà entrer dans un monde que ne renierait pas l'artiste The Caretaker, une expérience extrême et envoûtante).


La solution aurait pu être ce choix de tourner son dernier long métrage sur du numérique, la bande devenant de plus en plus coûteuse, et rendant les investisseurs frileux, car le quasi fanatisme de son public, notamment sa reconnaissance et fidélité en France, n'ai malheureusement que peu d'écho dans son continent natal.

De plus, force est de constater que le medium n'a pas encore la saveur que Lynch savait donner aux images sur pellicule. Trop de bruit visuel qui ne pouvaient que faire regretter ne serait-ce que le générique d'ouverture de Blue Velvet, une tenture dansante, dont l'épaisseur et la couleur, écho direct au titre, entre autres, était déjà une prouesse visuelle, suivie d'une introduction colorée et ensoleillée, annonçant la noirceur à venir de son film pourtant parmi les plus "soft" (même si la présence de Dennis Hopper dans un film écarte d'office le terme du vocable potentiel à utiliser ("PETIIIIT, PETIIIIIIIIIIT!!!!!!" (en français dans le texte) ).


Mais Lynch savait qu'il allait lutter, voire sacrifier une part de son âme pour pouvoir mettre au monde son Magnum Opus. INLAND EMPIRE.

Et s'il ne savait peut-être pas l'ampleur de ce qu'il perdait visuellement, les idées foisonnaient déjà, et il entrevoyait, peut-être avant nombre d'autres, ce que le numérique lui permettrait d'accomplir formellement.

Ce que l'on perd d'un coté laisse à Lynch une liberté dans les angles, la profondeur de champ, la longueur du film, son écriture, qui aurait indéniablement été fusillée par les studios pour des raisons budgétaires, car son cinéma, comme dit plus haut, s'il était respecté et admiré en France, l'était largement moins aux US, et chaque projet un poil ambitieux se retrouvait bridé par manque de financement, ce qui nous a privé d'une potentielle magistrale série devenue finalement, cocorico, grâce aux Frenchies, une de ses grosses réussites cinématographiques, Mulholland Drive (même si tout dans ce film, dont le rythme et sa césure laisse imaginer ce qu'aurait pu offrir David Lynch en ayant les sous pour faire une vraie série, en une saison ou deux... mais plutôt que de rêver à ce qui n'a point été possible, contentons nous avec gratitude du fait que ce film existe, contenant des scènes parmi les plus iconiques de l'artiste et, outre la beauté pulpeuse et d'une sensualité à faire chavirer les coeurs et exploser les caleçons de Laura Harring, c'est sans doute la performance sans appel de Naomi Watts, habitée par ses rôles, osant se perdre jusqu'à une douleur communicative, jouée ou non (Hitchcock ou Lars Von Trier donnaient dans la (quasi...) maltraitance, Lynch dans une confiance fusionnelle dont le résultat crève l'écran, arrache les coeurs, et permet à l'actrice de crever l'écran!).


Reste qu'entre la sublime beauté des images d'antan, un scénario pour initiés (pourtant relevant d'une mécanique narrative onirique que les amateurs de l'oeuvre du cinéaste n'avait pas de quoi les troubler outre mesure, assez claire dans ses "indices", ses glissements marqués, explicite dans son choix de ne pas s'enfermer dans une dichotomie rêve/réalité nuisant plus souvent à la lisibilité de ses films la plupart du temps.

Reste que l'ensemble peut être indigeste, et difficile d'accepter les strates narratives offertes par Lynch si ses autres films nous ont laissé sur le banc de touche ou fasciné parce que "c'est génial, j'ai rien capté, mais ça doit être génial".

Alors que ses mécaniques narratives sont claires, tant pour un rationaliste qui pourra s'ancrer à un thème, s'il accepte le coté haut en couleurs des personnages, et le fait qu'il choisit d'occulter la partie congrue que l'oeuvre de Lynch offre, parfois terrifiante, parfois via un humour absurde, mais les choses sont toujours là où elles doivent être.

Les contempteurs de l'artiste étaient confortés dans cette approche en partie à cause de Lynch, qui répondait en gros "mais regardez le film, au lieu de disserter dessus", d'une part pour être débarrassé de celles et ceux qui venaient sans vergogne lui exposer LEUR vision de la chose, quasiment en quête de validation du Maître. Du coup, son discours devenait une ritournelle d'esquive en insistant VRAIMENT sur le fait que ses films sont simples, et plus linéaires et explicites que les Excités du Bulbe (dont je fais partie, je sais) voulaient bien le penser.


Labyrinthes sauce Borges, indices et références à foison disant clairement "there's more than meets the eye", mais Lynch voulait créer, se faire plaisir, pas distribuer des bon points, conscient qu'une fois la bête lâchée dans la nature, ce que le spectateur y voyait ne pouvait qu'être soit frustrant pour lui, soit pour ledit spectateur, qu'il ait épluché jusqu'à son coeur l'oignon narratif, en tétant chaque couche assidûment ou juste glissé sur la surface.


Car Lynch était un artiste. Un vrai. Il faisait rarement du bizarre pour que ça ait "simplement" l'air bizarre, mais s'accordait ce que lui voulait faire, exprimer. Même au risque de se mettre ses fans à dos, les amoureux de la série phare Twin Peaks notamment lui ayant fait payer le prix fort de son audace, le poussant à subir le rejet en bloc de TP : Fire Walk With Me (qui reste à mon sens LA gemme de son oeuvre, tant formellement qu'en terme d'intentions artistiques).

(NB : La sortie tardive des scènes coupées confirment deux choses : il savait exactement ce qu'il faisait en coupant les 50 minutes de scènes, toutes excellentes en soit, mais trop "twinpeaksesques" pour coller au ton qu'il avait choisi pour l'un de ses films les plus sombres, et si une édition nipponne a néanmoins (bitemplu) réussi l'exploit d'intégrer lesdites scènes sans violer ni la série, ni le long métrage, malgré ma frustration de l'époque, je n'ai eu d'autre choix que de me ranger à celui de Lynch de l'époque : c'était d'une cohérence parfaite).


**************************************************


Et Inland Empire aurait être (et l'est, en fait, dans une certaine mesure) cette gemme centrale, miroir en trompe-l'oeil, boule de cristal offrant par jeu de reflets partiels la cohérence définitive au labyrinthe Lynchien, réponse par résonance tant à Eraserhead qu'à son oeuvre toute entière, notamment sa trilogie de l'Horreur (aller voir TPFWWM, Lost Highway et Mulholland Drive quand on a la clé bleue en poche, c'est autrement plus éprouvant que de venir en béotien bienveillant, et ressortir "seulement" troublé (pas d'inquiétude, l'inconscient fera le travail dans les eaux troubles d'un sommeil actif... "we live inside a dream..." but who's the Dreamer ?) ), des amateurs entrant d'un pas assuré, et se sentant trahis comme quiconque allait voir une oeuvre de Lynch avec des attentes("et mes tentures rouges, elles sont où ?!! Et pourquoi y a plein d'histoires, et pas le monde des rêves et la réalité ? Et elle, c'est une gentille ou une méchante ?!! Et pourquoi ils parlent pas en anglais ? Et pourquoi c'est long... QUOI ? Terry Crews ? Il fait pas des trucs rigolos, lui normalement... IL DECHIRE MEME PAS SA CHEMISE ?!!!!! Là, c'est trop! Je boude!"), aux fans hardcore, lui assurant la place qu'il méritait indéniablement sur son propre trône. Tout, vraiment tout est là, le fantastique, le mystique, l'amour du cinéma et de son histoire, les points de connexion avec son cinéma, avec LE cinéma, son audace de réalisateur, des acteurs au cordeau côtoyant des quasi amateurs, sa fidélité et son amour des acteurs, du mystère, du conte... TOUT... à un détail près : Lynch était un amoureux de la pellicule. et sa maîtrise toute relative du support numérique s'incruste de force, le cinoche étant repassé d'art à divertissement, de machine à sous à grosse échelle, où la prise de risque n'est plus au programme si la rentabilité n'est pas assurée... un déprimant casino où la banque, si elle a le moindre doute, préfèrera perdre une éventuelle occasion risquée qu'un énième Marvel éculé obéissant à une recette éprouvée. Art vs Industrie, petite danse maladroite qui n'a pas attendu Lynch pour piper les dés, et choisir ses investissements suivant des critères laissant l'artistique loin derrière la rentabilité. Mais c'est une histoire qui se répète à travers l'histoire :


PARENTHESE

N'oublions pas la multiple naissance du medium, tantôt amuse-bourgeois, terrain d'expérimentation tant matériel (vitesse de défilement, focalisation sur la fluidité, les acteurs n'étant présents que pour articuler la mécanique des inventions successives, avant que l'on glisse du support au sujet, que les actrices et acteurs prennent une place, que la starification n'entre en jeu, parfois par accident, que l'on se fixe sur un défilement vertical, un choix d'une vitesse de défilement à la vitesse suffisante pour que l'illusion de mouvement soit suffisante pour tromper l'oeil.

Méliès ne s'est pas fait en un jour, ni même en un siècle, l'idée du trucage a commencé par un simple passage d'une bande en marche arrière, avant que les possibilité commencent à effleuré les esprits vifs, les affamés de gigantisme, les visionnaires...

Le nombre de films, de documentaires, d'oeuvres, de jouets pour l'oeil, de pornographie pour mettre le client en apétit avant le plat principal, autrement plus audacieux que grand nombre des pornards de notre époque, où le comique de situation côtoyait sans vergogne le blasphématoire, les pratiques extrêmes, dans une ambiance bon enfant (qui, plus tard, dans ses mêmes maisons closes, vit la naissance du rock, dont les paroles auraient fait rougir bien des Rockers autoproclamés), perdus à jamais, malgré un travail d'archivage et de recherches conséquent, nous permet vaguement de nous faire une idée des raisons des divers mouvements cinématographiques, et d'en tirer une histoire vaguement cohérente, mais surtout de réaliser que le cinéma, pris au sérieux bien tardivement, a subit des traitements digne de l'autodafé. Des vagues qui ont longuement fait douter de l'appartenance à l'Art du cinéma, malgré l'apparition des impressionnistes, expressionnistes, réalistes..., au point que l'on ne prenait pas la peine de conserver des oeuvres dont les titres font rêver, perdues au sein d'une production étonnamment massive, même s'il est probable que les titres fassent plus rêver que lesdites oeuvres elles-mêmes.

Mais la fin du 19e siècle a vu éclater des réaction populaires et naitre des écoles artistiques revalorisant le support, les artistes, tant derrière la caméra que devant. Et l'on parle à juste titre d'un art "jeune" pour le cinéma. Mais la raison est simple, terre à terre : les siècles que la peinture, la musique, la sculpture, parfois les millénaires, que ces arts ont eu devant eux pour explorer des horizons vierges de toute enclosure, si la photographie en a eu finalement comparativement peu, le cinéma, un art qui convoque la lumière, le texte et le son, le jeu d'acteur et celui de réalisateur, d'esthètes de la lumière, des couleurs, du rythme lui donne son caractère unique. Tous les arts sont dans le cinéma, en tant que parcours déjà balisé, mais aussi en tant qu'entrave... Et cette massive parenthèse me fait rejoindre Lynch (les choses sont bien faites, non ?)!

FIN DE PARENTHESE.


David Lynch, on l'oublie parfois, était féru de photographie vaporeuses, d'érotisme, mais aussi de sculpture "vivante" destinées à évoluer avec le temps, mélangeant des denrées périssables et des structures soutenant l'intention première. Le travail sur le son chez Lynch frôle l'absurde chez un béotien, considérant en toute bienveillance et naïveté que l'Ordinateur offre une telle multitude d'effets qu'on pourrait, effectivement, se demander pourquoi s'emmerder à mettre en place des dispositifs massif composés de nombre de tuyaux aux diamètres, matières, longueurs différentes, alors qu'on peut supposer qu'un logiciel vous donnerait à peu près la même chose.

"A peu près". Tout est dit. Lynch ne voulait pas obtenir "à peu près" ce qu'il avait en tête, et quitte à construire un monument de cuivre, et autres métaux, c'était pour avoir parfaitement ce qu'il avait en tête, pour ces quelques secondes de saxophone qui résonnent dans Twin Peaks ("there's always a music in the air"). Quelque secondes qui sonneront comme dans un rêve. Et que peut-être un ordinateur aurait rendu mieux, identique, moins bien, mais le rapport au corps, la dimension organique vaut le coup de se casser le dos à transporter, faire des essais... De même que certains ingénieurs de son soutiendront mordicus qu'une basse branchée sur un ordi avec le bon compresseur et le bon dosage d'effets permet d'économiser sur le temps et l'argent... mais le joueur qui se fait chier à trimballer un ampli spécifique, qui crache, pour lui mettre un micro en face, qui sera relié à l'enregistreur, sait qu'il ne se brise pas les reins pour rien : le rapport organique au son, à sa création, influe sur tout, de l'investissement du joueur au résultat final.

Tous les synthés sont émulés sur un ordinateur, mais ça n'empêchera pas une formation utilisant de l'analogique de préférer installer ses pédales d'effets, son synthé qui a le même âge et la même condition physique que lui de jouer en symbiose organique, et d'assurer un concert autrement plus intense, plus pur (malgré les crachements et les buzz) que s'il s'était pointé avec son ordinateur portable.

Ce n'est pas de la pédanterie, c'est une relation d'amour au son. C'est les chocs des cultures entre MP3, CDs ou vinyles.


Et Lynch se retrouve, pour son dernier film, lui qui a cette relation organique au son, au support, à bosser, faute de moyens, sur une caméra numérique. Et à en tirer quelque chose de personnel, avec son audace qui a marqué son cinéma, LE cinéma, retourné la télé et la relation au sitcom déjà à l'époque de Twin Peaks, de refaire avec la même violence, alors que la télé avec un épisode par semaine, c'était daté, les saisons sortaient d'un coup, et réussit à prendre la télé, le monde, ses fans, ses détracteurs à revers, en prenant en plus son temps, avant de claquer un épisode 8 qui avait tellement retourné les fans, que PERSONNE ne voulait, dans mon petit groupe de discussion, être le premier à admettre la baffe qu'il s'était pris, après 7 épisodes de doute réel. Pour ensuite nous offrir le premier VRAI épisode de Twin Peaks.



Mais avant ça, avant de conclure son parcours télévisuel, il nous a offert, à nous qui n'étions pas prêts, 4h16 de cinéma, un adieu démesuré, une petite folie des grandeurs, justifiée, mais en un sens anachronique, si l'on considère les bonds de géant que le cinéma a fait en si peu de temps, et le fait que le Roi de la Péloche se risque, pour nous, encore une fois, à défricher une zone sans trillons de dollars pour dormir dessus, mets toutes ses billes dans un panier et ose affronter le numérique et réussit à en tirer quelque chose de personnel!

Donc on ravale sa bile et on accepte ce film de trois heures, avec ses coups de génie, ses inévitables défauts, ses (étrangement rarissimes) longueurs, belle performance pour un film de 3 heures, explosant de références, d'autoréférences, de clins d'oeils (des Easter Eggs au sens strict), alors, on met le genoux à terre, on remercie l'artiste pour son audace avant d'aller chouiner.


C'est du moins ce qui aurait dû se passer, pu se passer. Mais il y a eu les épisodes de passage en salle...

Personnellement, j'en veux surtout aux projectionnistes qui se foutent du monde et du 7ème art.

Je pardonne beaucoup plus facilement les erreurs (non, les fautes!) dans un multiplexe quelconque où la gestion du personnel tient plus de la maltraitance industrielle et le désarroi des employés multicasquettes s'explique par le fait que tout le monde est blasé, croyant manipuler des films, de la péloche, et ne dépassent que rarement la zone de pop-corn et le nettoyage des toilettes.

PAR CONTRE, quand on signe dans un cinoche "art et essai", que l'on se fait certes exploiter de la même façon, mais que l'irrespect de l'artiste, du spectateur, pousse à ces deux anecdotes vécues, là, c'est plus difficile à encaisser.


DEUX ANECDOTES "ON EN RIRA DANS VINGT-TROIS ANS, MAIS PAS TOUT DE SUITE"


1. Quand on filme un baiser en plan fixe des pieds à la tête, à fleur de talons et de haut du crâne, Lynch ayant TOUJOURS joué sur la valeur de plan, et en particulier la verticalité de ses cadrage, même dans ses films plus "traditionnels" dans leur format. Donc, légitimement, on n'imagine pas forcément que, en plus d'une mise au point faite avec les pieds à se demander si le besoin de lunettes ne pointe pas le bout de son nez, cette quiche ne sera pas foutu de simplement s'arranger pour que toute l'image tienne à l'écran, , décapitant littéralement ledit baiser (TOUTE la tête y passe!), moment impossible à effacer tant il nuit au visionnage et brise tout, le 4eme mur, la suspension d'incrédulité, l'indulgence parfois mise à rude épreuve par la durée et par le choix du support numérique, on est de l'ordre, voire pire qu'un "ah bah tu vois j'aurais pas pensé que c'était X le meurtrier, et t'as vu, il laisse planer le doute jusqu'au bout... mais bon, c'est le genre de film, si tu le sais, ça gâche tout..." croisé en allant voir le film en question à la séance d'après, ces personnes qui ne savent pas à quel point ils frôlent la mort de trop près. (ou une invitation forcée, ponctuée de petites claques, la bouche remplie de chaussettes sales offertes par les spectateurs environnants (invitation et chaterton offerts), ponctuée de petites claque toutes les 27 secondes avec un "et là, il se passe quoi, hein, parle plus fort, je t'entends pas!!!!")

2. C'est ce même projectionniste qui, lors d'un film où bande avait brûlé à un endroit et qu'au lieu de faire ce travail tout à fait faisable de simplement faire sauter la/les images abîmées, recoller les morceaux, comme n'importe qui saurait le faire, à plus forte raison avec l'équipement à disponibilité, a non seulement fait le choix étrange de découper la partie abîmée, recoller, pour qu'au moment de cet accident de pellicule, on ait droit à l'irrespect d'une moitié d'image (celle du bas) en haut de l'écran, et vice-versa...

Naïvement, nous patientons poliment, pensant qu'on ne peut pas être aussi con, qu'il y a forcément une raison à ça et que le projectionniste, attentif, a eu un empêchement (une gastro, un braquage, qu'il est en train de se trainer les deux genoux brisés par des malfrats qui voulaient voler du pop corn, mais sa Mission avant tout, remettre le film d'aplomb), jusqu'à ce que mon pote plus sanguin que moi aille à la réception, pouvant admirer l'intensité du travail du mec (une intense partie de solitaire sur l'ordi), et, plutôt que de légitimes excuses, ou juste un "ah merde, c'est vrai, je vais régler le truc", il ait droit un regard méprisant couplé d'un "oui, je sais, c'est exactement à X heure, Y minutes et Z secondes, ça le fait à chaque fois" sans même bouger son orsch, ni de laisser entendre qu'il allait nous remettre l'image sens dessus-dessus, et bon, fallait pas le déranger pendant son Solitaire, aussi... plutôt que de céder à des pulsions homicides justifiées, mon pote réussit à articuler "mais... c'est réglable ?" "ah oui, j'ai juste une molette à tourner, je fais ça tout de suite... C'est con, c'est dans une scène cool en plus". (anecdote véridique).

FIN DES ANECDOTES VERIDIQUES.


Bref, outre ces ponctuels incidents, soit l'on n'est pas rentré dans le film par la bonne porte (déconseillé pour un premier, voire même un deuxième Lynch), qui implique quand même d'avoir miamé du Lynch, d'avoir une prédisposition pour se perdre dans les strates de cette histoire, pleine d'échos, de références paradiégétiques, tant au film lui-même, au film dans le film, au livre dont est tiré le scénario que le film intradiégétique adapte, malgré sa réputation de Scénario Maudit, qu'à la filmographie de l'artiste et autres (la série cut-up Rabbits, notamment, pas le truc le plus connu ni le plus accessible de Lynch, mais un indice de taille pour repérer le fil d'Ariane dans le labyrinthe narratif qu'offre ce film qui a TOUT, quasi littéralement, ce que Lynch peut donner dans un long métrage). Car si vous savez comment Lynch raconte une histoire, vous pouvez vous laisser ensorceler. Tout est là, y a plus qu'à...


Tout.. et même plus. Car je vous parlais plus haut de durées, et bon, ceux qui savent lire auront vu qu'entre 3h et 4h16, il y a un petit écart.

EXPLICATIONS NECESSAIRES :

Lynch, l'homme au "cinéma que l'on explique pas" (oui, à chaque fois, monsieur Michel Chion se prendra une crotte de nez au passage, feignasse autosuffisante qui n'analyse pas et reste dans la surface quand il s'y risque avec succès, ou se prend des murs dès qu'il tente d'approfondir (mais sort quand même un bouquin sur le cinéma de Lynch, entre le "ça ne s'explique pas, et le "j'ai compris et pas vous") (et je continuerai ce lancer de crottes de nez, mort ou vif, tout en respectant ses livres qui le méritent notamment ceux sur le son au cinéma), s'amuse à cacher délibérément des zones de la cartographie narrative, en expliquant simplement sa démarche :

"Enfant, on a peur de ce qui grouille dans l'ombre, du monstre sous le lit, et ce mélange de déception et de soulagement quand la lumière s'allume ou qu'on vérifie d'où venait le bruit lancinant casse le mystère... Le plaisir dangereux d'imaginer ce qui pourrait se tapir à la périphérie du regard. Tout est une question de lecture et d'immersion, mais expliquer délimite le danger et vient immanquablement casser l'ambiance de la scène, l'immersion, et rend le spectateur passif".


Il nous avait mené en bateau avec son concours fantoche, sa grille de lecture imposée via son concours "Lunch with Lynch" concernant Mulholland Dr., qui va clairement à l'encontre des principes même de sa relation à l'art, dévoilant un intéressant paradoxe du bonhomme : "chacun peut lire ce qu'il veut dans mes films" et là, sorti de nulle part, via une série "d'indices", nous invite à cristalliser UNE lecture... Pour répondre tant aux détracteurs qu'aux fans qui s'extasient sur le mode de "on ne comprend rien, ça doit être du Génie!" ? Pour dire, "bon, ça suffit, Je ne lance pas des images au hasard non plus, quoi, un peu de respect!" ? Ou une plaisanterie, peut-être, l'humour étant omniprésent dans son univers, même dans les zones les plus sombres de sa filmographie "vous voulez une Explication, bah voilà!", faisant mal, très mal à ceux qui ont joui des replis de son oeuvre, pour se manger l'explication la plus au raz des pâquerettes possible... Ou pas ?


Je pense ne rien spoiler en affirmant que le rêve, le monde onirique a une place prépondérante dans l'univers de Lynch, et sa proposition, sa réponse, sa "révélation", tient en cette décevante phrase : "oui, les trucs les plus cools de mon film, c'était un rêve. Voilà, z'êtes contents ? Non ? Well, be carefull what you wish for, dummies!"

Sauf que, qui connait un peu le cinéma de Lynch comprendra que ça ne change rien (et qui n'avait pas remarqué ça dans Mulholland Dr., a du sortir bien reposé de la séance, où tout est servi sur un plateau (ou dans une boite bleue...) ), et ce pour une raison simple, essentielle : les rêves ont autant d'emprise sur le réel diégétique que l'inverse dans tous ses films!




C'était sa façon à lui de nous dire de faire ce qu'on veut, parce que ses réponses seront désormais délibérément floues, fuyantes et, pour ne rien arranger, sa relation houleuse avec la presse le pousse à les vanner. (Du genre : "vous avez remarqué que dans ce film il y a la même actrice qui est une fois blonde et une fois brune ?", presque une façon de dire "Vous avez regardé le film ou vous voulez juste faire une couverture avec ma face ou celle de mes actrices ?" à peine déguisée).


MAIS, cette énorme digression pourquoi ? Parce qu'Inland Empire est le plus long film de Lynch, et pourtant, il sort en semi catimini un plus-que-moyen métrage appelé sobrement More Things That Happened. Avec les actrices et acteurs d'une des trames narratives du film, croisement entre le scénario maudit et le livre dont celui-ci est adapté dans Inland Empire, un pont, une rupture, un monde entre deux mondes.

Et c'est un film de Lynch à part entière qui, non seulement explicite clairement la présence de sorcellerie dans L'Opus Magnum de David Lynch, mais aussi ses procédés narratifs, l'ambiguité de la Lodge dans Twin Peaks, Bob comme un mal nécessaire, qui nourrit les habitants de la Lodge, qui tentent de sauver Laura, tout en obéissant visiblement à des règles strictes. Et les personnes présentes à l'étrange fête de More Things That happened, semblent savoir et ne pas pouvoir/oser agir. Les échos sont massifs, explicites.


Et là où, bien qu'heureux comme rarement d'avoir enfin pu voir les scènes coupées de FWWM, je ne peux que me ranger du coté de Lynch, qui nous a fait ce cadeau malgré sa réticence, et reconnaître à mon corps défendant que ces scènes auraient fait perdre sa singularité la violence de son impact au film, pour un peu de fan service.


Il en est autrement de More Things That Happened, qui complète, réussit à expliciter sans trucider l'impact d'Inland Empire, la personnalité du Phantom, et mâche le travail à ceux qui se seraient perdus.


Donc au lieu d'un jeu de fausses pistes, Lynch aura cédé : il nous aura offert les clés de son Royaume.


Je continuerai à déplorer son décès, mais garderai en moi cette satisfaction de savoir qu'il a fini sa carrière sur non seulement un film qui condense son audace narrative, peut-être même le film qu'il aurait toujours voulu faire, et qu'il termine sur Twin Peaks, sans une trace de compromission.


Créée

le 4 févr. 2025

Modifiée

le 9 févr. 2025

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le 1 mai 2011

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Si tu tends l'oreille
toma_uberwenig
8

Le temps retrouvé

Si vous abordez ce film avec les faux espoirs instillés par la bande annonce d'être confronté à un conte surnaturel, vous serez déçu. Et ce serait dommage, le film ayant beaucoup à offrir à ceux qui...

le 5 mai 2012

68 j'aime

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