À l'instar de la petite ville de North Bend, que les touristes du monde entier appellent désormais Twin Peaks, le village de Cong, situé dans le nord-ouest de l'Irlande, est aujourd'hui bien plus connu sous la dénomination fictive de Inisfree (avec un seul N). En effet, les cinéphiles y séjournent régulièrement pour visiter les décors où se déroula le tournage du mythique L'Homme Tranquille, réalisé en 1951 par John Ford, et dont certains commerçants locaux profitent de l'aubaine depuis maintenant 72 ans. En 1988, le cinéaste barcelonais José Luis Guerín s'y installe durant quelques mois pour tenter de saisir les interactions des habitants face au phénomène culturel engendré par la notoriété de L'Homme Tranquille. Le résultat analytique, qui prendra deux années de production, est tout bonnement superbe.
Pour profiter commercialement de la nostalgie qui entoure le long-métrage de Ford, Guerín aurait très bien pu s'arrêter à shooter les décors extérieurs du village irlandais (la plupart des intérieurs ayant été tournés dans les studios de la Paramount à Hollywood) afin de dresser une comparaison entre le passé et le présent. Mais ce n'est pas forcément ce qui anime le cinéaste catalan qui s'intéresse avant tout à l'Humain face à un évènement socio-culturel qui perdure. Les légendes régionales (dont la première bataille de Mag Tuired, les exploits de McNamara, sorte de Robin des Bois local qui volait les riches pour donner aux pauvres ou encore le chemin forestier que prenait le capitaine Webb, un homme apparemment habitué à assassiner ses épouses avant que la neuvième et dernière ne l'enterre vivant dans une forêt désormais hantée par le défunt), les anciens soldats de l'I.R.A. qui se sont battus contre le joug britannique, les écolières qui s'amusent avec rien, les adolescents qui flirtent maladroitement, le fléau du chômage, le pub Pat Cohan (créé par Ford pour les besoins de son film et qui reste toujours et encore le plus prisé du village), les fêtes, le hurling (sport local), les pintes de bière, les chants traditionnels, les religions protestantes et catholiques, l'espoir et le désespoir, tout cela est magnifiquement immortalisé dans Innisfree avec un regard aussi pertinent que poétique, digne du poème éponyme de William Butler Yeats.
Fermiers, bûcherons, pêcheurs, commerçants, écolières, adolescents et vieille garde de l'I.R.A. défilent ainsi devant la caméra de Guerín pour conter leur existence éternellement attachée au triomphe commercial de L'Homme Tranquille. Un film qui métamorphosa à jamais la destinée d'un village et qui permet ici une analyse humaniste peu commune saupoudrée du souvenir des plus anciens, toujours hantés par les personnalités de Maureen O'Hara, John Wayne et John Ford.