Avec Into the Abyss, Werner Herzog propose plus que l'énième conte d'un fait divers anodin mais morbide, plus qu'un énième documentaire sur la peine de mort aux Etats-unis. Le support de base, ce triple homicide sordide, n'a finalement d'importance que par son caractère ordinaire. Un tel choix de sujet peut paraître curieux puisque rien ne distingue cette histoire d'une des multiples autres que l'Amérique rencontre au fil des années. Mais sa banalité en fait l'objet idéal du tableau que dresse Herzorg, celui d'une humanité en proie à ses démons et ses souffrances.
Plus qu'un simple documentaire, Herzorg livre un récit humain qui brille par sa sincérité. Puisque tout tourne autour de la mort, l'histoire qui nous est contée est celle de la vie. Il y a ceux qui ont tué, il y a ceux qui sont morts, il y a celui qui va mourir, il y a ceux qui ont perdu les morts, il y a ceux qui ne veulent pas ou ne veulent plus perdre les vivants.
La vie est exposée dans toute sa fragilité. Si le triple homicide qui nous est exposé est violent, il est avant tout vain. Ce qui frappe, c'est la soudaineté avec laquelle la mort s'abat sous la simple impulsion de deux jeunes un peu dérangés.
Mais la vie est également exposée dans toute sa richesse, dans tout ce qui la compose... et, dans le cas présent, par ce qui la remplit avant toute chose : le temps qui s'écoule. Qu'est-ce qui remplit notre existence si ce n'est le temps qui s'écoule entre notre naissance et notre mort ? Ici, le temps est montré dans un état primaire. Prolongé et condamné à la futilité dans le cas d'une peine à perpétuité ; réduit à néant et jalonné dans le cas d'une peine de mort. Dans les deux cas, la vie se retrouve privée de la substance qui la compose habituellement, de ce qui donne une raison d'être à l'existence et ce qui fait sa richesse.
Mais d’un côté ou de l’autre des barreaux, la vie est marquée par la souffrance et par le temps nécessaire pour s’en remettre. Les traumatismes et les remords trouvent leur écho dans le prolongement mélancolique du temps.
Avec un tel sujet, Herzorg aurait pu entrer dans les pires clichés du pathos. S’intéresser de cette manière à un drame et à la peine de mort aurait pu facilement tendre vers le misérabilisme facile, ce qui aurait tué toute l’entreprise recherchée par le cinéaste. Heureusement, il n’en est rien. S’il filme effectivement des êtres en peine, en prenant le parti de ne pas masquer leurs larmes, il ne s’en dégage pas une volonté de nous faire pleurer nous aussi.
En filmant de manière identique le côté des condamnés et le côté des victimes, Herzorg donne à cette histoire une dimension omnisciente de compréhension globale, ou du moins de tentative de compréhension. Ce fait divers lambda choisi dans la masse est le reflet d’une réalité quotidienne aux Etats-unis, il est le visage d’une certaine forme de l’humanité, et une telle contemplation donne simplement le sentiment de toucher à l’humain d’une manière simplement… sincère. Herzorg trouve toujours le ton juste, tant dans la réalisation de son documentaire que dans les questions qu’il pose lui-même aux personnes impliquées dans ce drame. Il trouve la distance nécessaire, choisi de ne pas rester neutre mais de donner son avis explicitement sur les thèmes qu’il brasse pour donner une autre allure à la réflexion que ses images engendrent. Nous ne sommes pas obligés de prendre pour vérité ou pour noblesse les diverses philosophies qui nous sont adressées. Nous restons avant tout nous-mêmes, et Herzorg le reste également.
Au cours du visionnage de ce documentaire, nous sommes tous libres de juger les divers protagonistes que nous verrons entrer en scène, mais nous ne faisons toujours que contempler des êtres humains. Du côté des victimes comme du côté des condamnés, ce sont des êtres humains qui se dévoilent sous nos yeux, des portraits qui se dessinent, faits de leurs peurs et de leurs souffrances, de leurs joies et de leurs espoirs.
Au lieu de s'amuser à bêtement coller à son sujet en ne posant que des questions à sensations, Herzorg investigue et s'applique à faire jaillir l'humain derrière chacune des facettes. Entre deux questions essentielles, il n'hésite pas à dévier purement et simplement pour s'intéresser à la vie. Peu importe que tu ne sois qu'une vague connaissance ou la barman du coin, si de ton discours se met à naître l'once d'une émotion, d'une expérience humaine enrichissante, Herzorg l'exploitera et la dévoilera. Les discours que nous écoutons ne sont pas neutres, ce ne sont pas de simples récits cliniques et dépourvus d'identité, ils sont tous empreints de l'essence de la vie.
Ainsi, si l'histoire de ce fait divers peut paraître classique, il y a quelque chose de plus fort qui se dégage entre les lignes. Une âme qui émerge, un sentiment plus fort, celui d'assister à quelque chose de réel.
Et, paradoxalement, plus on en apprend sur les détails de ce drame, plus l’on se rend compte que le propos qui est transmis ici est beaucoup plus large que celui de ce « simple » triple homicide et ses répercussions. Pour commencer, le rapport à la criminalité semble tout simplement édifiant dans cette petite bourgade de Conroe où tout le monde semble avoir eu à faire avec les forces de l’ordre. C’est une vision de l’Amérique profonde, du rêve américain façon « Grand Theft Auto » qui est projetée ici dans toute son irrationalité… et dans son plus grand échec. Car si la criminalité semble être une voie courante pour s’en sortir « facilement » dans cette région du Texas, elle ne mène toujours qu’au désastre et au malheur.
L’ensemble de ce documentaire semble alors quitter l’anecdotique pour venir toucher l’universel, d’une manière quelque peu mystique. Werner Herzorg renforce cela en rattachant son documentaire à la nature à laquelle il accorde tant d’importance. Les nombreux plans sur les campagnes texanes, accompagnées par les très belles partitions de Mark de Gli, amplifient ce sentiment d’universalité. La nature de l’homme côtoie évidemment la Nature elle-même.
Le propos que j’expose ici est écrit en filigrane et n’est jamais exposé en tant que tel, il se ressent au cours du visionnage. Au final, c’est sans doute un documentaire qui fait appel à la sensibilité de chacun. En ce qui me concerne, il touche à des sujets qui me parlent, qui me touchent, et il le fait avec la justesse nécessaire pour rendre son propos pertinent.
D’une simplicité apparente se dégage finalement une force indicible qui frappe au plus profond de soi. De ces simples témoignages, de cette tragédie commune, Herzorg puise tous les éléments pour rendre hommage à la vie… A la nécessité de la vie.