Deux ans après son Bad Lieutenant avec Nicolas Cage, Werner Herzog (Kaspar Hauser, Aguirre, Fitzcarraldo) tourne un documentaire centré sur la peine de mort aux États-Unis. Into the Abyss est une série d'entretiens avec trois condamnés et une poignée d'individus impliqués par leurs actes : famille de victime, travailleurs sociaux et personnel de prison, ancien bourreau. Il présente les faits, éléments et photos d'époque, revient sur les lieux des crimes mais également ceux où les protagonistes ont vécus. Ce détour vise à mettre en lumière, en se dispensant de creuser dans la crasse, l'inanité congénitale de ces criminels presque insouciants.
Into the Abyss invite au doute et partage ceux de son directeur. Herzog est enclin aux démonstrations empathiques comme aux jugements narquois pour orienter ses interlocuteurs. Il est parfois très cru : devant la fiancée du prisonnier Jason Burkett (une de ces femmes tombées 'amoureuses' d'inconnus derrière les barreaux, souvent à perpétuité), il qualifie de 'contrebande' vers l'extérieur de la prison (sens inverse aux coutumes) le bébé qu'elle a conçu artificiellement avec ce type connu après-coup, grâce à sa célébrité. La bande-son se fait mielleuse et inquiétante. Transparent dans ses intentions, Herozg cherche à mettre en crise, à l'écran, toutes ces contributions si fébriles ; représentations individuelles nécessaires à chacun pour la survie, le confort ou l'espoir, pertinentes pour encaisser (et encore) mais jamais pour maîtriser ces processus les dépassant.
Le travail d'Herzog consiste à comprendre ou faire accoucher plus qu'à trancher, terrain sur lequel il répond de façon irrationnelle mais très prudente, suggérant sa préférence pour l'apaisement (à cause de son pessimisme et de ses convictions) : on est proche du progrès de principe et du statut-quo pratique. Factuellement, Herzog laisse le spectateur juge et assume ses impressions contradictoires à l'égard du sujet ; mais en soulignant l'absurdité de ces trajectoires, celle du système, Into the Abyss rend l'officialisation d'un parti-pris dérisoire. Le film vire au plaidoyer contrasté, empêché par l'honnêteté et la largeur de vue. La peine de mort est présentée comme un soulagement stérile au mieux, le cache-misère de situations inextricables sinon.
Le principal intérêt de ces entretiens consiste à mettre en avant les petits individus pris dans leurs états d'âmes, leurs repentances ou leurs combats, tout en ouvrant la porte aux a-côtés afin de décupler le vertige devant ces gâchis. En faisant dévier vers les anecdotes personnelles, en retenant des confessions 'incongrues' par rapport au sujet (parfois connectées aux lubies d'Herzog – à propos des animaux), il suggère les personnes 'entières' hors-champ, leur caractère spécifique et indiscernable dans l'immédiat, absorbé par ce tourbillon 'objectif' qui justifie le documentaire et a torpillé leurs vies. Les simples pasteurs ou accompagnants eux-mêmes sont entravés dans leurs missions ou certitudes.
La fille dont toute la famille a été décimée par un assassin (directement et indirectement : suicides à la chaîne suite au drame) est devenue une espèce de monstre malheureux, arraché à un destin trivial et sûrement tranquille qu'elle ne peut plus singer. Elle fait part de sa compulsion à vider son existence, afin de soulager sa souffrance et d'éviter tomber plus bas. La mise à mort organisée la satisfait et pourra éventuellement lui permettre de fermer une boucle, mais son secours est au fond bien mince, trop tardif et ne règle qu'en surface le problème qu'elle évoque elle-même : « certaines personnes ne devraient pas vivre ». Les circuits pour en bâtir de nouvelles sont toujours là, avec ceux pour les punir quand tout est déjà souillé.
C'est le recours absurde et nécessaire à une violence froide et catégorique pour éponger régulièrement. Forcément, dans le film la parole des exécutants et suiveurs [des délinquants devenus assassins] est moins éloquente, soit mécanique, soit bêtement plaintive (ou implorante, tièdement auto-accusatoire) et maladroitement tire-larmes. Les parties avec les flics ou les petits caïds liés aux prisonniers présentent donc moins d'intérêt, sauf pour les fétichistes des affaires. Techniquement Herozg opère des choix dont la lourdeur [de 'départ'] est tempérée par une volonté de désaccorder ; il joue avec de légères contre-plongées face aux victimes ou autres lésés (devenant imposants et bien ancrés en apparence), les profondeurs de champ face aux accompagnateurs moralistes (perdus voire enfantins, de bons garçons), les mouvements vers l'avant avec les assassins.
https://zogarok.wordpress.com/2016/04/10/into-the-abyss/