Source : http://shin.over-blog.org/into-the-wild.html


Inspiré d'une histoire vraie narrée par le journaliste Jon Krakauer dans son livre Voyage au bout de la solitude, le film de Sean Penn nous décrit l'itinéraire d'un personnage très proche des obsessions de l'acteur-réalisateur, de Crossing Guard à The Pledge (où il mettait en scène Jack Nicholson) et en commençant par The Indian Runner, celui d'un être désabusé en quête de paix intérieur dans un monde un peu fou qui semble progressivement sombrer dans le chaos. Avec une sensibilité rare, Sean Penn pose donc une fois encore son regard plein de compassion et de pudeur sur un de ses "largués" de la vie. Il n'en oubliera pas au passage d'attarder sa caméra sur des paysages magnifiques, et parfois insoupçonnés, du continent nord-américain, comme il l'avait fait sur The Pledge à travers de belles images contemplatives du Nevada ; de beaux moments de répit qui tranche radicalement avec le tourbillon de folie d'une Amérique en crise. Sean Penn a un sens de l'image certain et une volonté de contestation encore plus forte.


Mais avant tout, Christopher McCandless est un personnage qui laisse une impression paradoxale. Ce jeune garçon aime en effet la philosophie de vie naturaliste et recherche une vie simple loin de la technologie, des attaches et des contraintes sociales. Alors forcément, il aime à se perdre dans la lecture de l'idéaliste américain Henry David Thoreau, de l'anarchiste pacifiste russe Léon Tolstoï ou de l'aventurier et romancier américain Jack London. D'ailleurs, lui aussi semble prêt à répondre à l'appel de la forêt... Christopher McCandless s'est un peu de Martin Eden qui aurait pris vie. Son histoire est pareillement celle d'un apprentissage, d'une quête de liberté spirituelle, mais aussi le récit d'un désenchantement, du refus catégorique de se conformer à la vision commune d'une élite hermétiquement fermée à toute pensée originale, aussi brillante fût-elle. Un véritable refus des conventions et un rejet viscéral de l'individualisme grandissant d'une société libérale qui se gangrène. Paradoxalement donc, notre "héros" est un être profondément égoïste qui fait passer son besoin de liberté, sa recherche du bonheur et de la vérité (celle qu'il veut sienne) avant tout le reste. Avant ses parents évidemment qu'il rejette pour leur superficialité et leur lâcheté (qui ne comprennent donc pas pourquoi il préfère sa vieille guimbarde à une nouvelle caisse rutilante, et auxquels il ne pardonne pas leur passé illégitime) ; mais aussi avant sa petite sœur qui l'admire pourtant d'un amour aveugle et si tristement naïf, palpable à travers sa narration un peu pathétique qui illustre (plus que les images encore) le parcours de son frère.



Gouttes d'eau sur pierre brûlante...



Christopher McCandless va donc fuir sa vie passée, et la folie de la ville industrielle, pour partir à l'inconnu dans la nature (into the wild donc...). Parcourant seul des paysages magnifiquement mis en image par Sean Penn, et accompagné par une bande-originale saisissante (où Eddy Vedder, le charismatique leader de Pearl Jam, côtoie le folkore métissé américain, quelque part entre Bruce Springsteen et M.C. Hammer), la route du jeune garçon va croiser celle de nombreux personnages hauts en couleurs, aussi touchants qu'attachants (du couple hippie chaleureux à la chanteuse de country transie d'amour, du couple danois bohème à l'assistante sociale amusée, de l'agriculteur filou et bon vivant au vieil homme solitaire et aigri) ; une sorte d'auberge espagnole où chaque personnage rencontré fait avancer Christopher McCandless (qui veut désormais qu'on l'appelle Alexander Supertramp ; et c'est vrai qu'il en mérite, des "super trempes" !) dans sa quête intérieur. Chacun à leur manière représente un peu de ce qu'est le jeune homme, et son contraire. Car les rencontres qu'il fait sont autant disparates que lui-même est complexe ; comme le film dont les interprétations peuvent être très différentes.


En ce qui me concerne, et contrairement à beaucoup d'avis que j'ai pu lire sur le net, je n'ai pas trouvé que ce film soit une simple critique de notre société de consommation ; pas que, en tout cas. En effet, il s'agit aussi pour moi d'une dénonciation de l'extrémisme (ce qui le rapproche de ce fait de l'ambition d'un Alan Parker qui le faisait de façon un peu plus discutable dans La Vie de David Gale) et d'une mise en garde contre ceux qui, en sacrifiant tout à leurs rêves, risquent de cruellement passer à côté de l'essentiel. Ce que le jeune Christopher McCandless – très justement interprété par un Emile Hirsch envoûtant – découvrira à ses dépends à l'issu de son voyage, véritable rite de passage à l'âge adulte. La société libérale que l'on connaît et ses individus matérialistes sont pour lui des fléaux à fuir. Ses parents, piégés par cet individualisme ambiant, sont donc à fuir aussi. Qu'importe s'il ne les comprend pas plus qu'eux et qu'il lui faille laisser une petite sœur (tout autant paumée que lui) à l'abandon. Sa soif d'exister et de vivre sa vie est plus forte. Il part donc pour l'Alaska avec quelques bouquins naturalistes et philosophiques, un guide du savoir-survivre en forêt, 10 kg de riz, un short bleu du plus bel effet et s'émerveille chaque jour de cette nature si pure que le vil homme des villes (héhé !) massacre sans vergogne.



Sang chaud pour marche dans le froid...



Et puis, il parvient au bout de son voyage et s'aperçoit, un peu tard, que la civilisation a des bons côtés et que les rapports humains lui manquent. Et Sean Penn de nous décrire le portrait d'un jeune homme passionnant qu'il se garde bien de juger ou d'approuver dans sa démarche. Tout juste nous laisse-t-il le loisir de nous interroger sur ce retour à la nature primal, sur cet extrémisme naturiste, sur cette critique de la société contemporaine, sur cette révolte d'un adolescent contre un modèle parental qui le révulse, ou plus simplement sur cette banale – mais si essentielle – recherche du bonheur. Alors évidemment, on pourrait reprocher à Sean Penn d'enjoliver un peu trop le parcours de son "héros" qui ne devait certainement pas être un éternel envol d'oiseaux sauvages au soleil couchant ou un troupeau d'élan s'éloignant au ralenti dans la neige. Il a sûrement dû aussi connaître de profonds moments de solitude où l'ennui et le doute furent ses compagnons, et sans pouvoir se divertir de cette bande originale rock & folk qui agrémente (rien que pour notre plaisir) le film.


On pourrait également se questionner sur cette volonté de sublimer les rencontres, étrangement toutes gentillettes, du garçon qui semble évoluer dans un monde peuplé de gentils bohémiens où seul un méchant gardien et son chien paraissent discordants. Et pourtant, seuls ces gens vivants si simplement sont à même de comprendre la démarche de Christopher McCandless ; effectivement "supertramp" (pseudo qu'il revendique avec vigueur et que l'on peut comprendre par "super vagabond") lorsqu'il évolue dans la nature, mais qui redevient un simple "tramp" (un "clochard" donc, paria de la société) lorsqu'il retourne à cette ville où il n'a ni ne trouve sa place. À défaut d'avoir pu lire l'œuvre originale de Jon Krakauer, Into the Wild reste pour moi un souvenir mémorable et riche de sens ; un film fort, spirituel et intelligent, comme il en existe trop peu. Et même si l'œuvre reste perfectible, elle est en l'espèce déjà une formidable réussite qui s'apprécie les yeux comme le cœur : grands ouverts.

Shinémathèque
8
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le 8 nov. 2019

Critique lue 124 fois

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