POLÉMIQUES
Lorsque Eisenstein pose un genou à terre en invoquant l'impact foudroyant de la grammaire cinématographique de Griffith, on aurait tendance à l'écouter très attentivement. Sens du cadre, échelles de plan, rythme du montage et narration sont les premières mamelles modernes du 7ème Art dont nos contemporains continuent de se nourrir afin de raconter idéalement une histoire. Et même si le lait a eu tendance à se cailler ( "La Naissance d'une nation" et ses chevaliers blancs du KKK sauveurs d'un peuple Black conspirationniste et fornicateur) la puissance de feu formelle avait de quoi balayer le moindre soupçon quant à l'avancée technique du Cinéma. "Intolérance" est un peu la réponse pacifique et peut être (certainement) calculée d'un Griffith accusé de racisme sur son essai précédent. Ici, "No judgment" sur les différents segments mais une prise de conscience de l'impact politique et religieux sur l'ensemble des civilisations (antiques et modernes) avec comme accroche "l'intolérance s'opposant à l'Amour à travers les âges". En remettant les époques dans un sens chronologique, "La grande Babylone" située 500 ans avant la naissance du Christ offre toute la démesure d'un spectacle sur grand écran, suivi justement de l'opposition de Jesus aux Pharisiens dans un cadre plus intimiste favorisant la chute de l'icône barbue en passant par la manipulation politico-religieuse de la St Barthélémy jusqu'à l'amorce du XXème siècle et de ses mouvements sociaux. En tous les cas, un système au coeur d'une civilisation mis en place et gouverné par les puissants. Un pouvoir à conserver, des institutions faillibles, un peuple et un quidam qui souffrent au bout de la chaine. Un constat de la nature humaine et de ses travers idéologiques effectués par un Griffith concerné sur une frise à 24 images par seconde. Un propos d'une force telle qu'elle dépasse son cadre technique d'Art muet pour décerner la palme de la connerie aux gouvernants.
HIERARCHIES
Posé sur un nuage, Griffith joue avec ses personnages comme avec des playmobiles. Un regard dénué d'un quelconque jugement mais avec un sourcil froncé. Quatre segments distincts en apparences mais discrètement reliés par une thématique particulière ou un dessein à atteindre. Si Griffith croise ses histoires en évitant les amalgames évidents, l'aspect purement spectaculaire d'une France gouvernée par Charles IX et Catherine de Médicis et du massacre des protestants offre un écrin de toute beauté surpassé par les fastes d'une Babylone filmée en plan large. L'attrait premier de racoler le spectateur sur deux reconstitutions magistrales dissimulent à peine le plan de domination de la planète ciné par un réalisateur follement démagogique. Griffith n'en restera pas là et prendra son temps à exposer ses personnages dévorés par le pouvoir et l'ambition laissant le peuple exsangue dans son sillage. En 2000 ans d'histoire et d'un continent à l'autre, les Monarchies se disputent le trône jusqu'à l'inévitable massacre. La couronne est une affaire de sang et de familles ennemies.
Dans un contexte comme celui-ci, convertir l'histoire en objet cinématographique de carton pâte n'aurait qu'un effet tiédasse si Griffith ne lui opposait pas un point de vue différent. Si l'on inverse la pyramide hiérarchique consistant à passer du regard des autorités à celui de l'homme du peuple, on joue alors sur une échelle moindre en terme d'épopée mais on retrouve les contours simples du personnage modeste. Simple, certes, mais jamais ordinaire dans le langage "Griffithien" puisque les deux segments opposés vont s'évertuer à conter le destin funeste de deux hommes : Le premier dans une Amérique de 1915 dite moderne avec sa répression des grèves en milieu industriel, son Amour inassouvi et sa longue descente aux enfers. Le second, celui d'un sacrifié qui amènera le début de l'ère Chrétienne après crucifixion. Que l'on parle d'un inconnu perdu dans son siècle ou d'une figure de la paix, les rouages des institutions broient l'innocence jusqu'à dévier, pour certains, un avenir qui semblait radieux. Dans "Intolérance", prôner la paix et empêcher la lapidation d'une femme adultère ou simplement être le jouet d'un destin en marche immortalise la figure du sacrifié sur l'autel d'une société qui ne s'embarrasse finalement très peu de ses concitoyens. Divinement raconté par un Griffith décidément très à gauche, l'image de "gouvernants complotistes" et de peuples ballotés pourraient valoir au cinéaste le trophée du parfait naïf. Une vérité à nouveau contrebalancée par les plans baignés de lumière d'une Lilian Gish berçant un enfant appelant le fameux dicton : "La main sur le berceau est la main qui domine le monde".
...ET WACHOWSKI
"Les soeurs Wachows" ont-elles pensé un seul instant à "Intolérance" lors de la gestation de leur projet "Cloud Atlas" ? On peut y retrouver le même sens du tempo avec une montée crescendo du montage dans le dernier tiers et surtout une volonté d'assembler des éléments disparates dans le but de provoquer son spectateur politiquement parlant mais également dans une optique spectaculaire. Pour ceux dont les travaux des soeurs ne constituent pas de simples pop corn movies en voie de taylorisation, on pourra y déceler l'attrait identitaire sur les préférences sexuelles d'un protagoniste (Ben Wishaw) mais aussi de manière meta lorsque les têtes d'affiche y incarnent plusieurs personnages à travers les âges. Sorti près de 100 ans plus tard, "Cloud Atlas" pourrait offrir une version moderne du classique de Griffith en ajoutant à cette modernité narrative une larme de progressisme bienvenue.