Au-delà du conte uchronique et métaphorique, quelles forces animent Invincible, le retour de Werner Herzog à la fiction, après dix années consacrées au documentaire ? Qui, d’ailleurs, de Hanussen le mystificateur pervers, ou Zishe, le colosse tranquille est invincible ? Invincible, il faut le rappeler, a fait un gigantesque flop, critique et public, à sa sortie en 2002. Il faut dire que, malgré un Tim Roth en feu, Invincible n’a rien du brûlot que son pitch pouvait promettre (un jeune forgeron juif polonais se lance dans le music-hall à Berlin en pleine ascension du parti nazi). Il s’agit au contraire d’un film trouble, contemplatif, et d’une grande mélancolie.

Jamais Zishe ne se servira de sa force herculéenne face à l’ennemi nazi. Paradoxalement, c’est contre des imbéciles de son village, avant de partir à Berlin, qu’il fera démonstration de son « potentiel d’invincibilité ». Et Hanussen, qui semble d’abord avoir le contrôle sur toute chose et tout être (c’est un extralucide hypnotiseur possessif), révèle plus tard son immense fragilité. Ces deux fausses pistes, qui dessinent au fur et à mesure un rêve filmé, entre ombre et lumière, sont sans doute à l’origine du malentendu auquel s’est heurté le film de Herzog à l’époque. En laissant penser un temps que Zishe est capable de broyer du nazi avec ses bras surpuissants, qu’Hanussen est le Mal incarné, Herzog nous fait d’abord miroiter l’histoire un peu folle d’un juif qui aurait cette capacité à humilier à lui tout seul, à la façon d’une revanche prémonitoire, une horde de nazis venue admirer ses exploits de bête de foire. On suppose aussi qu’une opposition frontale entre Zishe et Hanussen, qui le méprise, pourrait survenir. Il n’en sera rien. Zishe se contente d’observer le chaos rampant, en silence ou presque, tandis qu’Hanussen s’acoquine, tout en malice, avec la junte nazie, en leur promettant un avenir glorieux. Les deux hommes suivent leur trajectoire sans qu’elles ne se croisent réellement. En ce sens, Invincible est une histoire frustrante, dans la mesure où le spectateur n’attend au départ qu’une chose : admirer un titan au grand coeur ridiculiser ses futurs oppresseurs. Mais en se concentrant sur le portrait de ces deux hommes qu’a priori tout oppose, Werner Herzog propose tout autre chose, une réflexion amère sur les questions de la puissance (physique, psychologique) et de la foi (Zishe va se sentir pousser des ailes en pensant hériter des dons de Hanussen).

La sagesse de Zishe, autant que l’acharnement diabolique dont fait usage Hanussen pour soutenir les nazis dans leur désir de domination mortifère, incarnent deux faces d’une même absurdité : celle de deux êtres qui utilisent mal (ou n’utilisent pas) leur « super-pouvoir ». Il plane sur Invincible, à la manière d’un mauvais œil, l’ombre du désastre à venir. L’étrangeté qui se dégage de ces deux hommes hors du commun, la douceur du colosse, la malveillance du prophète, fascinent autant qu’elles interrogent. C’est là toute la réussite de ce grand film poétique qu’on a un peu vite oublié, au même titre que les dernières autres grandes œuvres de fiction de Herzog (Bad Lieutenant et Rescue Dawn).


Francois-Corda
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Ces films mal-aimés... à tort., Les meilleurs films des années 2000, Les meilleurs films uchroniques, Magik DVDtek et Les meilleurs films de 2002

Créée

le 1 nov. 2021

Modifiée

le 4 juin 2024

Critique lue 105 fois

1 j'aime

François Lam

Écrit par

Critique lue 105 fois

1

D'autres avis sur Invincible

Invincible
Naël_Malassagne
7

Vas y Tim !

La réalisation d'Herzog apparait par moment comme étant un peu pompeuse, exagérée, peu subtile. Mais l'allemand réussit à conserver un style qui lui est propre et à nous offrir quelques belles...

le 1 avr. 2014

2 j'aime

Invincible
Space2001
8

pouvoirs mystiques et guerre mondiale

C'est l'histoire d'un médium travaillant plus ou moins avec les nazis et d'un musclor juif qui se fait engager dans son théatre comme homme fort Des personnages charismatiques qui prennent bien la...

le 6 oct. 2013

2 j'aime

Invincible
Francois-Corda
8

Critique de Invincible par François Lam

Au-delà du conte uchronique et métaphorique, quelles forces animent Invincible, le retour de Werner Herzog à la fiction, après dix années consacrées au documentaire ? Qui, d’ailleurs, de Hanussen le...

le 1 nov. 2021

1 j'aime

Du même critique

Traum und Existenz
Francois-Corda
7

Critique de Traum und Existenz par François Lam

Surprenante cette association entre Rebeka Warrior et Vitalic ? Pas franchement, et à bien des égards. D’abord, Rebeka Warrior est une familière du monde de la techno avec Sexy Sushi depuis des...

le 10 mai 2019

7 j'aime

Civil War
Francois-Corda
5

Critique de Civil War par François Lam

En interview dans le numéro d’avril de Mad Movies, Alex Garland se réclame d’un cinéma adulte qui ne donnerait pas toutes les clés de compréhension aux spectateurs, à l’instar du récent Anatomie...

le 21 avr. 2024

5 j'aime

Only God Was Above Us
Francois-Corda
6

Pas encore mais ça ne saurait tarder ?

FIP, une nuit comme une autre en voiture. L’oreille se dresse à l’écoute d’un bel arpège de guitare réhaussé par un arrangement rythmique somptueux. Et puis cette voix. Aussi nul sois-je en blind...

le 7 mai 2024

4 j'aime

6