Illusion of time
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le 19 juin 2017
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Nombreuses sont les mythologies autour de la nuit et de ses représentations. Nous lui devons, outre les berceuses amorcées par Chopin et des nocturnes de Rembrandt, d’innombrables incursions cinématographiques, la plupart s’inscrivant dans une volonté de déployer des éléments ne pouvant être associés au Jour. Amour illégitime ? Mise à l’écart sociale ? Songe ? Radicale insécurité ? Les perspectives sont nombreuses d’autant qu’elles ne cessent d’être réinvesties d’un film à l’autre.
En 1991, le moyen-métrage remarqué Carne amorce l’œuvre d’un petit cinéaste argentin du nom de Gaspar Noé ; une violence visuelle diffuse, une galerie de personnages physiquement ou psychologiquement torturés, et des vertus esthétiques prédominantes alternant brisage du quatrième mur, narration non-linéaire et effets à tendance épileptogène, dont Irréversible posera les jalons en 2002. Ce dernier constitue l’un des trois films de notre corpus, accompagné par Enter the Void (2010), ainsi que par Climax (2018). En dépit de la richesse filmographique du cinéaste, le choix de ces trois films se justifie par les prises nocturnes quasi-permanentes, leur place au sein de l’espace diégétique, ainsi que par leurs effets sur le spectateur. En raison de difficultés scénaristiques et de cette violence omniprésente, la filmographie de Noé connut une production dans l’ensemble difficile, et fut au cœur de nombreuses controverses. Elle flirte tour à tour avec le crime, les plaisirs illicites, ou encore, la décadence mentale.
Dans quelle mesure les trois films de Noé sont-ils le reflet d’une galerie de personnages soumis à l’omnipotence nocturne ?
Dans un premier temps, nous étudierons la nuit en tant que moment de terreur et d’insécurité. Dans un deuxième temps, nous examinerons que la nuit est favorable aux désirs explicites, autant qu’aux devoirs illicites. Enfin dans un troisième temps, nous démontrerons que la nuit est un moment charnière, appartenant à la fois à la vie et à la mort.
Effectivement, les films de corpus ont pour vecteur commun une représentation de la nuit lorgnant vers le pessimisme, avec bien entendu une teinte de nuance. De cet angle, Irréversible est le plus radical, et Climax le mieux équilibré. Le premier raconte comment la décadence de deux amis, à partir du viol de la compagne de l’un d’eux, va aboutir sur une spirale de violence de leur part. La particularité de cet opus réside en la déconstruction chronologique du scénario ; ainsi, nous regardons en premier la fin de l’histoire, et en dernier son début. Par le biais d’un tel procédé, nous notons une importante connotation, plus particulièrement quant au symbolisme englobant le Jour et la Nuit. L’ouverture d’Irréversible est un plan nocturne tremblant sur un immeuble ; la caméra, à plusieurs reprises placée à l’envers, se concentre principalement sur les portes et les fenêtres du bâtiment. Une source lumineuse plane sur plusieurs plans, invitant le spectateur à se baliser dans un cadre confus. Il n’imagine pas à qui il emprunte le regard et ne le saura probablement jamais, la caméra se mettant à de nombreuses reprises en vue subjective tout le long. Le film nous présente ainsi ipso facto la nuit en tant que lieu de pertes de repères et d’espoir, et aux antipodes du jour, notamment par le biais du retors de l’image.
L’ouverture d’Irréversible est suivie de peu par la scène de l’extincteur, considérée comme l’une des plus importantes du long-métrage. Dans cette séquence, toujours située au début du film (mais à la fin, d’un point de vue narratif), on nous montre Pierre, incarné par Albert Dupontel, assommer un homme à l’aide d’un extincteur. La caméra se place au niveau de la victime, gisant au sol, bien que ce soit sur Pierre qu’elle se concentre. Les visages des deux personnages se révèlent à peine visibles, dans un plan durant pas moins d’une minute marqué par un mouvement rotatif distinct dévoilant un champ se concentrant cette fois sur le martyr, une sorte de geste de compassion de la part de la caméra. La séquence, à l’image d’une majeure partie du film, est peu éclairée, le spectateur perd ses repères quant aux emplacements occupés par les deux individus au cœur de l’image, celle-ci faisant alors confondre la victime du bourreau. L’éclairage rouge assume l’aspect sanguinolent de la scène, tout en signant quelque sorte l’arrêt de mort de tout sentiment d’un point de vue récital.
La couleur rougeâtre de cette séquence se retrouve également dans celle qui constitue le noyau du film : en plein cœur de celle-ci, nous découvrons le personnage d’Alex (incarné par M. Bellucci), à travers un travelling avant nous la montrant avançant de dos. Alors qu’elle pénètre dans un couloir souterrain, elle croise une femme sous l’emprise d’un homme menaçant, qui finit par s’en prendre à la témoin. Cette rencontre donne alors lieu à un viol aboutissant sur le battage à mort de la victime. À la vue de la petite tenue portée par cette femme et de sa démarche dansante, première chose frappante lorsque déboule le plan, le spectateur songe l’avancée du personnage en destination d’un lieu festif où passer la soirée. Nous venons également à manifester notre désir de spectateur, à déceler celui qui se cache derrière cette caméra offrant au plan, un aspect suggérant une présence ; une menace la suivrait-elle depuis l’extérieur ? Lui sera-t-elle fatale ? Outre sa connotation sanglante, le rouge, prédominant sur cette séquence, parvient à créer au seuil de son caractère « progressif » une sorte d’absorption du bourreau et de la victime au sein du décor. Celui-ci, certes plus coloré que l’extérieur mais si peu vif pour autant, se met alors à « figer » les deux personnages dans leurs déambulations durant dix minutes bien qu’au gré de toute une nuit. Amorcé par le panneau rouge « Passage » à l’entrée de la bouche de métro, la couleur met en parallèle l’érotisation et l’horrification à laquelle est soumise le personnage féminin, quelque chose qui n’aurait pas jamais pu prendre place de cette manière en plein jour.
Le film se termine sur le début de l'histoire, montrant le couple de protagonistes se prélassant insouciants dans un parc, quelques heures avant le drame déjà accompli. Pour Gaspar Noé, ce procédé permet « d'arriver à un faux happy-end », justifie-t-il, en poursuivant : « Émotionnellement, c'est une fin heureuse, rationnellement, non. » Cette scène, aboutissant sur une plongée doublée par un panoramique, s’avère aux antipodes des séquences nocturnes naguère évoquées. Nous observons en effet, un groupe d’enfants dansant autour d’un jet d’eau, à côté duquel Alex est allongée, en petite tenue, dans un jardin public. Le mouvement permanent de la caméra et des personnages dans le cadre s’oppose complètement à la fixité de l’image et des deux sujets observables dans la scène du viol. Le vecteur commun des deux plans demeure la position du personnage incarné par Monica Bellucci : la position allongée, forcée dans le premier cas, et de gré dans le second. Se déploie alors, au prisme de deux moments bien différents, une certaine parabole de la logique de journée : la première partie du film se déploie la nuit (donc à partir du coucher du soleil, le moment où l’essentiel de l’intrigue prend place), pour se clôturer le jour (donc à partir du lever du soleil, ou le calme avant la tempête, moment où l’intrigue est à peine lancée). « Le temps détruit tout! », tels sont les premiers mots d'Irréversible: un processus de réparation s’apprête à être effectué.
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le 5 sept. 2022
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