Je n’ai jamais vu la version originale d’Irréversible, et ma première vision du film fut donc celle montée dans l’ordre chronologique.


M’est avis que Gaspar Noé est un grand styliste ; il y a une vraie identité visuelle à cette œuvre choquante, autant par son contenu (le viol, le meurtre) que par sa forme : les couleurs sont extrêmement saturées, au point d’en avoir mal à la tête, le bruit est permanent et cauchemardesque, le montage y est épileptique et elliptique, c’est-à-dire qu’entre la pénombre et les mouvements de caméra, on y voit rien, retranscrivant très bien la colère et la détresse des personnages face aux événements, aveuglés par leurs propres sentiments, mais témoignant aussi formellement de la violence du monde contemporain. Il y apparaît comme apocalyptique, lugubre et la boîte de nuit du Rectum est à l’image des Enfers : un lieu de péché, où on ne cesse de descendre dans les limbes pour pouvoir trouver satisfaction des désirs les plus primaires, que ce soit l’éros ou la vengeance. Au-delà du style esthétique pur, que je trouve très cohérent entre la forme et le fond, j’ai été particulièrement frappée par la multiplicité des références littéraires qui donne de la profondeur et de la consistance à cette œuvre en y apportant une dimension profondément philosophique et morale.


Nous l’avons évoqué plus haut, mais je vois, dans la décente de Marcus au Rectum, une réécriture inversée du mythe d’Orphée, où au lieu d’aller récupérer sa bien-aimée, il va s’agir de la venger ; et cela se résulte également par un échec : la mauvaise personne est tuée dans un déchaînement de violence qui laisse supposer qu’il n’est pas raisonné, il s’agit de satisfaire ses plus primaires instincts, d'exorciser les passions, et Vincent est lui-même blessé et manque de peu de vivre le même destin que sa bien-aimée.


Là où le montage réussi particulièrement, c’est la façon dont il présente les événements comme étant déterminés, en mettant en avant les diverses prophéties qui annoncent une fin funeste et ce dès le début. A l’image des tragédies grecques, les héros se retrouvent pris dans un enchaînement d'événements dont ils ne peuvent s’affranchir, condamnés à exécuter les diverses annonces qui sont faites dès le début du film - je pense notamment à la scène dans l’appartement, entre Marcus et Alex durant laquelle cette dernière se réveille en ayant fait un rêve qui rétrospectivement s’annonce prémonitoire et où les paroles de Marcus préfigure déjà la scène de viol (« j’ai envie de t’enculer ») dans une ironie tragique qui semble terrible a posteriori, ou encore le baiser sous la douche qui symbolise déjà la séparation prochaine des deux amants, avec le rideau de douche qui les sépare, et qui présente Alex comme dans un linceul. Les divers plans aussi que l’on a sur un motif de roue représentent déjà l’idée d’un destin immuable, que rien ne pourra faire dévier de sa trajectoire.


De la référence antique, on retrouve également la dualité entre la raison et la passion, cette dernière devenant, comme dans les textes antiques, la source des maux des personnages. Chez les Grecs, la passion est une force négative, instinctive et primaire, qui écrase les personnages et les condamne, et face à laquelle on ne peut rien. Elle est le moteur des actions des personnages, mais elle est aussi l’origine de leur perte. Elles sont déterminantes et impartiales. On retrouve cette dualité raison/passion en les personnages de Pierre et de Marcus (décrit comme un "animal" par Pierre, il est celui qui ne cherche pas à contrôler ses passions et son impulsivité), chacun tentant de répondre au nœud de l’intrigue (le viol et l’agression d’Alex) par différentes méthodes: Marcus laissant explosé sa passion, tandis que Pierre la met à distance - il apparaît comme le personnage de la mesure avant d’être rattrapé à la toute fin par cette même passion qui le condamnera; on n'échappe pas à son destin. C'est une dualité que l'on retrouve jusque dans leurs prénoms même; "Marcus", c'est Mars, le dieu de la guerre et de la fécondité, connu chez les Grecs pour son tempérament impétieux et ses amours tumultueux avec Vénus, et Pierre, c'est déjà un élément terrestre et monolithique, immuable et peu sujet aux changements, mais c'est aussi saint Pierre, le prince des Apôtres.


A noter qu’il est intéressant de voir que la notion de « passion » semble avoir évolué vers la notion d’« instinct », en raison notamment de l'influence de la psychanalyse que l'on retrouve chez Noé ici, avec l'impression que tous les personnes semblent faire taire la notion du "surmoi", le garant moral de nos actions. En effet, Noé nous présente un monde complètement aux prises avec ses propres vicissitudes, un monde de passions, où le garant de la raison et de la modération, Pierre, est présenté comme trop intellectuel, ennuyeux et apathique, alors que Marcus, au contraire, c'est l'animal, le rebelle, le garant d'une masculinité décomplexée des impératifs moraux. Si les passions peuvent être magnifiques, légitimes, à l’origine de la beauté du monde et mère de l’humanité (puisque la passion est à l’origine de la grossesse d’Alex) - et comme elle se présente par exemple entre Alex et Marcus - elle est aussi à l’origine de la détresse des hommes et de leur turpitude (à l'image du Ténia, un être qui se laisse guider par ses propres instincts et ses propres désirs, et qui n’est défini, au sein du film, que comme un être lubrique et violent, ne répondant qu’à ses instincts les plus primaires). Ce glissement, de la passion classique aux instincts contemporains, donne une perspective renouvelée d’un motif littéraire très traditionnel et millénaire afin de fonder une réflexion sur la violence du monde contemporain.


Evidemment, la scène du viol est d’une violence insoutenable et je ne condamnerai pas les personnes pour lesquelles elle n’est pas regardable ; cela dit, même si l’image choque, de par sa crudité, sa cruauté et sa longueur, elle n’en est pas moins une scène cinématographique forte, qui dénonce bien la violence du monde plutôt qu’elle ne reflète la perversité d’un auteur.
En résumé, le nouveau montage d’Irréversible renforce la qualité très classiciste, au sens littéraire, de l’œuvre de Gaspar Noé, tout en conservant la force de son propos.

OcéaneJacquin
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le 8 sept. 2020

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Océane Jacquin

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