Ce film-fleuve, vieux de près d'un siècle et long de presque trois heures, nous embarque dans un mélodrame d'une admirable lisibilité : qu'il s'agisse de la caractérisation des personnages, de la conduction limpide du récit ou de l'utilisation intelligente des intertitres l'ensemble du métrage dirigé par Abel Gance constitue un élégant modèle de brillance cinématographique.
Reprenant le canevas classique du triangle amoureux le réalisateur construit son épopée en trois parties clairement distinctes, montrant l'horreur de la première Guerre Mondiale moins sous un angle spectaculaire qu'étonnamment intimiste, privilégiant les interactions entre les personnages au détriment des situations purement bellicistes. Deux hommes et une femme, donc : d'une part Jean Diaz, poète au coeur tendre et d'une loyauté peu ordinaire, amant secret de Edith ; d'autre part François Laurin, époux rustre et violent, amoureux des chiens et de la jeune femme.
Si les figures développées par Abel Gance n'ont rien de foncièrement original elles sont impeccablement mariées à la narration dudit métrage, film dont le titre-apostrophe revient tel un leitmotiv symbolique au gré des séquences : si les deux héros, d'abord meilleurs ennemis puis amis fraternels, accusent quoi que ce soit c'est moins la guerre en elle-même que le coup du sort, destin les séparant de la femme qu'ils aiment plus que tout. L'ennemi ( autrement dit le soldat allemand ) n'est presque jamais montré par Abel Gance, le cinéaste préférant suggérer la menace en nous plongeant dans le quotidien morne des tranchées françaises ; l'aspect total de la guerre nous est parfaitement retranscrit par Gance, ce dernier équilibrant astucieusement son récit entre scènes se passant sur le terrain et séquences se déroulant au pays.
La dernière heure de J'accuse ! montre les retombées psychotraumatiques de l'Horreur du no man's land et des explosions minières : à travers la figure de Jean Abel Gance exhume les innombrables soldats inconnus morts au combat dans une séquence anthologique particulièrement audacieuse. Illuminé, pathétiquement prophétique Jean Diaz se transforme alors en prédicateur fou plaidant pour l'abnégation de ses nombreux camarades. Toute en surimpressions et filtres colorés cette scène élégiaque constitue le morceau de bravoure définitif du film, révélant avec éloquence la dimension sacrificielle sur laquelle l'Histoire et toutes les histoires s'écrivent. J'accuse ! est le prix à payer des vivants aux trépassés, éventuel devoir de mémoire du siècle précédant le nôtre. Un grand film.