Il y a bien des façons d'aborder l'affaire Dreyfus. La manière historique, en premier lieu, pouvant s'éloigner de l'affaire pour embrasser le contexte plus large de la France de la fin du 19ème siècle fractionnée entre deux camps : celui des anti-Dreyfusard et de l'anti-sémitisme contre les Dreyfusard pour qui la vérité seule peut sauver l'intégrité de la France. Ou bien rester centré sur l'affaire elle-même en privilégiant le personnage de Dreyfus, homme intègre victime d'être juif qui n'a jamais cessé de clamer son innocence pour laver son honneur et celui de sa famille.
Délaissant Alfred Dreyfus et ramenant le contexte à une seule toile de fond (bien rendue), Roman Polanski choisit dans son film de se concentrer sur la personne du lieutenant colonel Georges Picquart, l'homme qui fut à l'origine de la longue procédure pour innocenter Dreyfus et interpeller le vrai coupable.
Ce choix n'est pas anodin. Le film pose ainsi la question centrale de la loyauté envers ses chefs et son camp ou du triomphe de la vérité. Détenant les preuves que la culpabilité de Dreyfus est sujette à caution, le lieutenant colonel Picquart (magistralement interprété par Jean Dujardin, tout en retenue) est face à un dilemme crucial : faut-il préserver l'intégrité de "sa famille", en l’occurrence l'armée à laquelle il a juré fidélité et loyauté, et taire une vérité compromettante ou bien demeurer fidèle à ses convictions et mettre la vérité en lumière, quitte à désavouer ses chefs ? Préserver le village coûte que coûte et tant pis si trinque un innocent ou bien faire triompher le droit et mettre le feu au village pour l'assainir de ce qu'il a de malsain et de corrompu, au risque de le fragiliser et de l'affaiblir au yeux de l'opinion publique, très virulente ?
Le lieutenant-Colonel Picquart fait le choix de la vérité. Le verdict du jury à l'issu du 2ème procès de Dreyfus semble témoigner du choix inverse. En déclarant Dreyfus coupable de trahison avec des circonstances atténuantes, le jury fait l'aveu de la contradiction dans lequel il se trouve. Un traître à sa patrie peut-il avoir des circonstances atténuantes ? Le jury semble dire qu'il n'est pas certain de la culpabilité de Dreyfus mais qu'il choisit de le déclarer coupable pour préserver l'armée. Le président de la république, Emile Loubet, ne s'y trompera pas en accordant sa grâce au condamné dix jours plus tard).
C'est tout cela que donne à méditer le film de Polanski. Un sujet grave, sur lequel chacun d'entre nous peut se questionner : laisserais-je condamner un innocent par esprit de loyauté envers ma tribu, couvrir une erreur pour éviter qu'elle ne soit fragilisée ? Toute la force et la beauté du film réside dans ce questionnement.
S'y ajoute de nombreuses autres qualités.
Très belle reconstruction historique du Paris du 19ème siècle où s'esquisse la virulence de l'anti-sémitisme qui sévit en France à cette époque charnière d'une autre entre-deux-guerres (la défaite de la France contre les Prussiens en 1870 et l'envie des français d'en découdre pour laver l'honneur. Le peuple allemand ressentira la même chose après la défaite de 1918 : l'histoire ne cesse de se répéter). Polanski n'en fait pas le sujet de son film mais les quelques scènes de haines populaires suffisent pour en restituer l'atmosphère (par exemple l'autodafé des livres de Zola après la parution de son fameux "J'accuse" dans l'Aurore).
L'interprétation est parfaite. Jean Dujardin (Picquart) et Louis Garrel (méconnaissable en Dreyfus) ainsi que l'ensemble des seconds rôles, tous excellents, qui réunit la crème des acteurs français, dont une bonne partie issue de la Comédie Française : Didier Sandre, Hervé Pierre, Michel Vuillermoz, Wladimir Yordanoff, Grégory Gadebois sont impeccables en vieux officiers accumulant les mensonges pour éviter de reconnaître leurs erreurs, et convaincus qu'ils oeuvre du coté du bien.
Emmanuelle Seigner, seule actrice au casting, parvient à tirer son épingle du jeu dans un personnage en dehors de l'affaire mais dont la liaison avec Picquart finit par émouvoir.
J'accuse est un film intense, bien filmé, bien joué, sans temps morts, presque documentaire, qui fait réfléchir et reste ensuite en mémoire. Un très bon cru dans la filmographie de Roman Polanski.