J'accuse euphémise la place publique de l’affaire Dreyfus pour en faire un drame privé

Bien étroit sera cet avis puisqu’il se limitera au film, en dehors de tout ce qui accable son réalisateur. Si ses actes, son sort et sa conscience ont certainement pesé sur son cinéma, je n’en ferai aucune analyse et me contenterai d’objectiver mon sentiment sur ce que j’ai vu.


Certes il restitue fidèlement la chronologie et l’issue de l’affaire Dreyfus telles qu’elles sont désormais connues, mais J’accuse en néglige les aspects les plus sensibles. Le film ne s’éternise pas sur le contexte militaire et les raisons de la défiance, voire de la paranoïa planantes. L’insistance sur la haine antisémite tend surtout à susciter l’indignation et certainement par-là le consensus, mais ne propose pas de véritable réflexion. Le film oublie aussi toute l’instrumentalisation politique qui a été faite de l’affaire. Pire, le film laisse à peine entrevoir le déchirement populaire qu’elle a causé. Les tensions sociales sont tout juste suggérées, à l’occasion d’une scène d’émeute qui ne dure que quelques secondes. Un pauvre feu de poubelle, deux vitres caillassées et dix ou douze silhouettes le bras en l’air... J’accuse ne raconte rien de l’affrontement aigu entre dreyfusards et antidreyfusards, qui a pourtant menacé la stabilité du pays.


En fait, le film euphémise la place publique de l’affaire Dreyfus pour en faire un drame privé. Pour cause, J’accuse n’est pas un documentaire politique ni une reconstitution historique mais le récit romancé des tribulations d’un seul homme, le commandant Marie-Georges Picquart, surprenamment mais remarquablement incarné par Jean Dujardin. Le film se concentre sur le cas moral auquel il est confronté et qu’il s’efforce de résoudre seul. Pour autant, le scénario s’attarde bien davantage sur la diligente enquête menée que sur la conscience de Picquart, ses convictions, ses doutes et ses motifs. J’accuse avait pourtant le potentiel d’un drame psychologique, mais les 2h12 d’intrigue autour du protagoniste n’ont vraisemblablement pas suffi à plonger en profondeur dans ses tourments intérieurs. A la frontière du récit factuel informatif et du récit fictionnel baigné de subjectivité, J’accuse se situe dans un entre-deux un brin superficiel.


Il est difficile de savoir si ce traitement superficiel résulte du privilège de la facilité ou bien d'un véritable parti-pris. En effet, le long-métrage est parsemé d’habiles subtilités. Si Louis Garrel, dans le rôle d’Alfred Dreyfus, apparaît finalement peu, la réalisation rend son absence omniprésente et très pesante. La toute première scène le montre, destitué et humilié publiquement. Les gros plans sur son visage laissent d’ailleurs apprécier un jeu très juste, rendu d’autant plus grave par des plans fixes et longs. Tout le film est ensuite amoncelé de longueurs et de lourds bruits de pas, qui font pertinemment écho au silence auquel Dreyfus a été condamné, déporté sur l’île du Diable pour périr seul, paradoxalement entouré d’innombrables gardiens tenus de ne jamais lui adresser la parole.


Force est de reconnaître la précision avec laquelle le son, les mises en scène, les images et le tempo ont été soignés, au même titre que le casting. À l’affiche du film, de nombreux comédiens de la Comédie française, de sacrées gueules et des voix captivantes. Le visage presque monstrueux de Vincent Grass dans le corps du général Jean-Baptiste Billot, la conviction dans le jeu de Jean Dujardin mais surtout l’interprétation brillante de Grégory Gadebois en tant que commandant Henry rattrapent la superficialité supposée du film. J’accuse néglige les principales considérations politiques et sociétales qui ont entouré l’affaire. Il néglige même la manière dont est parue la lettre ouverte d’Emile Zola, dont il est pourtant éponyme. Mais J’accuse est un bon film, sur le plan cinématographique à tout le moins.

epiphyse
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le 30 nov. 2019

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