Attention aux spoils
Plutôt qu'un éloge sur la plume efficace de Camus, que d'autres jugeront frugale, cet avis s'attardera bien davantage sur l'inconfort qu'inspire la peinture du protagoniste et les interrogations soulevées sur sa sensibilité, son humanité et la pertinence de sa condamnation à mort. En effet, le style épuré sert surtout et paradoxalement l'immersion dans la complexité psychologique du personnage et de son sort, où réside l'intérêt du roman.
L'anti-héros Meursault fait lui-même le récit de sa chute : du télégramme par lequel il apprend le décès de sa mère aux sirènes qui annoncent son départ pour la guillotine. Entre ces moments, il raconte avec une précision déconcertante l'enterrement de sa maman, ses tribulations amoureuses, les amitiés particulières qu'il découvre avec ses voisins, les cinq coups de pistolet qu'il tire sur un inconnu, son séjour en prison et le procès qui le conduit à la peine capitale. Il retrace chacun de ces faits avec une objectivité telle qu'il semble dénué de toute sensibilité. Mais insensible, Meursault ne l'est certainement pas, tant il remarque sans cesse l'intensité avec laquelle il éprouve le poids de la chaleur, l'éclat de la lumière ou la tension du bruit. Autiste l'est-il plus sûrement, comme il semble plutôt ignorer les usages sociaux, peine à comprendre l'émotion des autres et l'effet qu'il leur cause. Il fait finalement la preuve d'une hypersensibilité sensorielle aiguë, à la hauteur de l'hyposensibilité émotionnelle qu'il dégage.
Ainsi l'humanité de Meursault ne fait-elle aucun doute d'un point de vue physiologique. Il est capable de douleur dans son corps, de désir pour une femme, de peur à l'approche de la mort et même de colère devant l'insistance d'un aumônier. Il est en fait capable des émotions instinctives les plus primitives. Son humanité est surtout mise en doute d'un point de vue social. Meursault ne sait rien des sentiments socialement construits, de sorte qu'il réduit l'amour pour Marie à son désir pour elle et le regret du meurtre qu'il a commis à l'ennui que lui cause sa poursuite judiciaire. Le détachement émotionnel du personnage se conçoit alors plutôt comme un détachement à l'égard de la société, de ses codes et de ses règles implicites. Il est d'ailleurs si déconnecté de la société qu'il en perd à plusieurs reprises le sens des lois et des normes plus explicites qu'elle implique, en se liant d'amitié avec un proxénète notoire, en cautionnant la violence qu'il inflige à sa maîtresse et, enfin, en abattant un homme à la vue de son couteau. Dans une sorte de confusion globale, le procès néglige cet aspect juridique pour se concentrer sur la moralité de la vie de Meursault. S'il est coupable de n'avoir pas respecté les lois pénales, l'on devine qu'il est surtout condamné pour n'avoir pas respecté les convenances sociales, faute d'avoir pleuré sa défunte mère et épousé sa maîtresse.
La lecture laisse alors un goût d'injustice dans ce procès : la peine de mort semble sanctionner la morale d'un homme en marge plutôt que l'acte grave qu'il a commis. La sentence, déjà lourde, paraît alors d'autant plus excessive. Avec habileté, L'étranger gêne, tant face aux décisions hasardeuses d'un autiste social qu'à la sanction sociale que lui réserve "le peuple français"
.