Film événement à sa sortie, encensé par public et critiques, et pourtant premier long métrage de son prometteur réalisateur, J'ai perdu mon corps a pour lui le mérite de l'immense originalité, qui procure au spectateur la délicieuse et rare impression quasi constante du jamais vu.
Sa première partie notamment, violente, sombre, jouant habilement avec la beauté dans la laideur, est visuellement superbe (et le film l'est globalement tout du long, avec ses mélanges de 2D et 3D qui font souvent oublier qu'on est face à de l'animation). Par le choix de focalisation en des gros plans superbes, la parole est donnée au(x) commun(s) qu'on ne voit pas, à ce pigeon dans une gouttière, à ces éboueurs du petit matin, aux rats sous les rails des métros... Jérémy Clapin trouve dans les détails (un teint de peau, un grain de beauté), dans les instants fugaces, dans les endroits cachés, la beauté pure que la laideur et la rudesse des hommes cachent souvent.
Il offre à son spectateur dans un mouvement artistique remarquable des instants de grâce, joue avec le potentiel de la laideur comme l'occasion d'éclosion du beau, et suspend dans le temps et l'espace son récit, confrontant toujours l'intime et le particulier à un désir plus profond de vide, de désert et d'immensité.
De cette première partie on retiendra l'émotion incontrôlable qui nous assaille et noie nos yeux, et plus particulièrement une scène de rencontre d'une délicatesse infinie autour d'un interphone.
Adaptant le roman Happy Hand, Jérémy Clapin pose sur les mots de Guillaume Laurant son univers visuel et onirique propre, et offre à cette main que l'on suit tout autant que son propriétaire, une dimension quasi biblique ; la main originellement pécheresse, celle qui aurait causé la mort, celle qui se fait symbole de la souffrance première qu'on jauge à son poids permanent sur le présent, celle dont on se sépare pour mieux se supporter, pour aller de l'avant et devenir un adulte, c'est également, comme pourrait l'être l'odeur, la source des souvenirs les plus bruts, les plus vivaces, auxquels le réalisateur offrent une sensorialité rare à l'écran. Il y a dans cette petite main coupée plus d'humanité que dans de nombreux personnages de fictions humains.
J'ai perdu mon corps, derrière cette métaphore dure, violente, déchirante, est peut-être et surtout plus simplement le récit d'un garçon qui devient un homme et ose enfin sauter dans le vide de la vie. Le film est peut-être moins brillant dans cet aspect-là, la magie s'étiolant parfois dans un scenario construit trop classiquement et plus attendu (l'histoire d'amour qui débute, le drame initial qui pèse) et s'use dans des mécaniques de divertissement faciles qui ne sont pas à la hauteur de son ambition (la provocation chez le spectateur de la crainte en sentant l'accident arriver). On regrettera peut-être également une fin qui, bien qu'ayant un peu tout dit en restant silencieuse, demeure tout de même étrangement précipitée, comme une conclusion qui ne se serait pas trouvée pleinement.
Mais ce J'ai perdu mon corps , au titre profond, est bien un véritable bijou, réussi sur tous ses points, grâce notamment au beau travail des comédiens voix (tous touchants et ne récitant jamais trop comme cela peut parfois être le cas dans l'animation), et, surtout, grâce à la sublime bande originale de Dan Levy, échappé (pour le meilleur) de The Dø, qui en plus de livrer l'un des meilleurs albums de 2019, provoque pour majeure partie l'émotion du film, et, avec ses orgues à la Philip Glass et ses boucles entêtantes, bouleverse, terrifie autant qu'il rend profondément heureux.
Malgré son postulat qui pourrait tenir dans un court-métrage, le film tient sa longueur avec audace, notamment par son sens bien dosé du récit (les allers-retours temporels sont haletants), joue avec les émotions du spectateur (s'essayant à de nombreux genres, autant l'aventure que la romance et l'horreur), et au final nous remue profondément par sa poésie et son univers uniques qui resteront longtemps dans nos pensées et nos souvenirs de cinéma.