Cette critique peut énoncer des éléments clés de compréhension de l'intrigue.
Il est ici question d'un mot qui porte à débat, et qui fait tout le sujet du film : le destin. Tragique, bien heureux, il a de multiples facettes et peut être, si l'on en croit J'ai perdu mon corps, façonné par n'importe quel homme. Le destin de trois personnages, plutôt deux et demi : un livreur de pizza, la nièce d'un ébéniste et cette main, dernière parcelle d'un homme qui a sa propre conscience, et revit en permanence les souvenirs de son ancien "propriétaire".
Des flashbacks incrustés avec une finesse habile, qui oscillent constamment entre le travail sur l'importance de la main dans la vie et les joies passées de l'enfance, ces dernières conduisant, c'était attendu, au drame terrible qui donna le blues au piano du manchot. Cette alternance de noir/blanc et couleurs ternes/pétantes trouvera une autre profondeur avec une alternance d'un autre genre, celle de l'animation : tour à tour syncopée puis fluide, elle varie selon les émotions des personnages, la nature des dialogues, jusqu'à trouver son point d'orgue durant une scène incroyable et véritablement bluffante d'un vol en parapluie, séquence à l'imagination débordante qui démontre toute la virtuosité de l'animation, des dessins, de la musique et de la mise en scène du très doué Jérémy Clapin.
Elle a pour plus belle qualité d'imager la rencontre des deux destins : on l'aura compris en observant certains éléments, la narration de J'ai perdu mon corps est une narration éclatée de grande qualité qui prime sur l'émotion avant la complexité; ainsi, l'on sait rapidement, du moins on le comprend facilement avec les indices laissés, que tous les passages avec Naoufel, amusant livreur de pizza, et Gabrielle, bibliothécaire à la personnalité marquée, se déroulent dans le passé.
La main n'est autre que celle de Naoufel, et cette excursion du toit à l'envol représenterait, me semble-t-il, le point de jonction de leurs deux destinées : alors qu'un homme avec un masque d'oiseau (écho à la main qui tue un pigeon en découvrant le monde sans son corps) taggait sur une façade d'immeuble "Je suis là", la main, face au rêve de Naoufel évoqué avec son père d'être astronaute, s'envole avec un parapluie du "Je suis là" jusqu'à atteindre le protagoniste cité, et basculer dès lors vers les retrouvailles escomptées, qui ne seront jamais ni entravée par du pathos, ni par les clichés prévisibles du film tire-larme.
D'ailleurs, toute cette symbolique du destin qu'on annule en décidant d'agir de manière imprévisible est aussi bien menée que paradoxale : si le destin consiste en une direction pré-définie de tout ce qu'on fait, n'importe quel évènement prétendument imprévisible ne le sera pas, puisque pré-écrit par le destin. Reste qu'il est mignon, au départ inquiétant et tragique, de suivre Gabrielle, elle de jour, sur les pas de Naoufel, lui de nuit, n'étant lié à lui que par un magnétophone enregistreur scindant son enfance heureuse de l'adolescence privée des parents.
Un objet/jouet qui les lie par le drame et les réconcilie, au moment de l'enregistrement de Naoufel sur le toit, alors qu'on croyait la situation perdue, désastreuse : le film a d'ailleurs l'intelligence de se couper net en donnant une direction de destin imaginaire à son spectateur, sans lui imposer sa conclusion, sa fin heureuse ou malheureuse. A nous de décider, vous l'aurez bien compris, en suivant notre appréciation des personnages, notre culture personnelle, nos espoirs de vie, s'ils ont retrouvé leur amour, et la main son corps.
Celui qui fit l'animé de réputation Skizhein avance, par ailleurs, une nouvelle fois son univers particulier, unique, épris des petites gens du quotidien changeant leur quotidien banal en aventure extraordinaire par l'arrivée, soudaine et non expliquée, d'un fantastique de science-fiction qui pousse à l'interrogation : une main, des yeux vivants sont un spectacle désarçonnant qui donne, dès cette première scène de tension des plus réussies, le ton sur la réussite prévue de ce spectacle grandiose, au point même de faire un fusil de Tchekhov basé sur le simple sifflement du vent, et la scène envolée précédemment évoquée de l'homme-pigeon face à l'inquiétant cosmonaute, figure impassible d'un destin parallèle qu'aurait pu mener Naoufel.
La scène du métro, où l'on filme les rats comme des monstres géants, est d'une telle intensité, d'une telle ultra-violence qu'on croirait voir une séquence d'un film de créatures fantastiques moderne, où la main serait l'homme, et les rats les vampires/loups-garous. Jérémy Clapin, par bien des occasions, transcende le réel pour en montrer ses faces les plus idylliques ou cauchemardesques, sans jamais laisser le spectateur indifférent, et le fait sur 1h20 qu'on voit passer comme un court-métrage.
Film magnifique à la portée métaphysique plutôt bien menée, J'ai perdu mon corps, s'il se perd un peu dans sa réflexion sur le destin (oui et non, puisqu'il ne fait que suivre les paroles d'un jeune adulte sans trop d'expérience) apporte une claque esthétique de tous les instants, et porte une mise en scène qui donnerait bien des leçons à de nombreux films d'animation plus populaires. Pour une fois qu'un grand projet tel que celui-ci sort en portant l'étiquette "Fait en France", il serait fantastique qu'on soit un maximum à le soutenir.
Une petite merveille.