De la même manière que Méraugis de Portlesguez entendait parodier au XIIIe siècle la geste arthurienne – avec cette scène mémorable de travestissement du héros éponyme à des fins stratégiques –, Jabberwocky réinvestit l’imaginaire médiéval par le biais de l’extravagance et de l’excès, de sorte à composer un anti-poème épique où Dennis Cooper (comprenons Dennis le tonnelier) devient malgré lui le fer de lance d’un combat mené contre les forces obscures et les superstitions, tout entières incarnées dans ce monstre volant qui transforme le corps humain en un squelette privé de sa chair.
Ce faisant, Terry Gilliam n’hésite pas à peindre son protagoniste principal sous les traits d’un Charlot médiéval : venu courtiser sa « belle » dame, il reçoit les ordures que les habitants jettent de leurs fenêtres, comme Charlie Chaplin au début de The Kid. Sa quête se mue alors en la répétition constante d’une exclusion, d’une mise à l’écart des structures sociales et communautaires, ce qui le placerait dans une position de chevalier errant si et seulement si Dennis acceptait son sort ; or il n’en est rien, dans la mesure où il ne semble pas prendre conscience de sa situation et décrypte mal les signes d’indifférence et de mépris que lui manifestent les autres personnages. Là réside l’un des plus fameux ressorts comiques chers à Gilliam : le décalage mental qui enferme le héros dans une bulle qui le protège de la méchanceté du monde tout en offrant au spectateur un incroyable véhicule avec lequel traverser des milieux et des aventures qui jamais n’auraient dû arriver.
Si humour et compassion cynique vont de pair dans le regard porté sur Dennis, il n’en est rien de la parodie violente accordée au traitement de l’exercice et de la représentation du pouvoir politique : Gilliam a ici la main lourde et se délecte des cérémonials manqués, alourdis, enlisés dans une somme de postures et de déclarations pompeuses qui contrastent avec l’intrépidité de Dennis. Pour pousser plus loin la réflexion, on pourrait même voir en Dennis l’incarnation de la contestation politique indirecte, une contestation par les actes, puisque ce dernier incarne sans le vouloir la détermination à agir au nom de ses idéaux et la bravoure au combat qui lui permettent de surmonter les obstacles rencontrés, mieux de terrasser le monstre sur lequel s’appuyait une idéologie de la peur synonyme de superstition et garantie de la mainmise du pouvoir sur des esprits fragiles et tourmentés.
En creux se dessine donc un programme politique plus proche des anti-héros picaresques que des chevaliers servants, puisqu’il n’est jamais question de loyauté envers un pouvoir fort, mais de la révolte individuelle qui oppose aux règles de la cour un dérèglement bénéfique du sens. C’est tout le geste de Terry Gilliam qui paraît résumé ici : « un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » qui, seul, raccorde l’homme au chaos du monde et fait de lui un démystificateur dont les exploits révèlent l’hypocrisie à l’œuvre dans les hautes sphères.
Jabberwocky n’est pas seulement fort drôle et délicieusement parodique ; non, il livre en sous-texte une réflexion sur la sclérose du pouvoir officiel et la légitimité de l’entreprise individuelle – conduite par la folie qui, dans un monde privé de raison, rétablit une forme d’ordre des choses – à se substituer à lui.