Je suis arrivé presque vierge devant Jauja : je n'ai pas lu les entretiens de Lisandro Alonso, je n'ai vu aucun de ses films, j'ai volontairement évité de lire les critiques parues cette semaine dans la presse. Tout ce que je savais du film remontait à un entretien de Viggo Mortensen publié dans So Film en mai 2013. L'acteur d'History of Violence était alors au Nord de la Patagonie, sur le tournage de Jauja: « Quand je suis dans un endroit sauvage comme ça, – disait-il – avec peu de traits de civilisation humaine, je suis toujours content. Ici, je ne peux pas être triste ou penser que je suis en train de perdre mon temps, comme c'est le cas quand je suis avec des gens, dans les villes. »
Le rôle que tient l'acteur dans le film – celui d'un capitaine danois perdu avec sa fille dans l'Argentine de la fin du XIXe siècle – redouble ce discours : Jauja raconte en effet un exil, loin de toute civilisation. La scène d'ouverture nous montre le capitaine Dinesen (Viggo) et sa fille Ingeborg assis sur un rocher, au bord de la mer, comme des naufragés. Ce sont des Européens jetés dans un monde sauvage, à la frontière de la Légende et du Mythe. Je mets les majuscules d'usage car le film affiche ses ambitions allégoriques avant même que l'on n'ait vu la première image : un carton nous indique que « Jauja » est le nom d'un territoire mythique, un pays de Cocagne qu'aucun voyageur n'a jamais atteint. Nous devons comprendre par là que nous sommes au seuil d'une grande épopée qui vise les plus hautes références littéraires (Jack London, Joseph Conrad) et cinématographiques (du western américain classique à Tropical Malady).
Cette hauteur de vue, immédiatement affichée, a quelque chose de très désagréable : l'allégorie semble toujours primer, dans Jauja, sur le sens littéral, chaque scène appelant immédiatement un plus haut sens, demandant à être portée vers l'esprit, malgré les efforts par ailleurs déployés par la mise en scène pour nous faire croire qu'elle s'attache aussi aux corps et aux paysages. Aussi Alonso filme-t-il dès le début un soldat qui se masturbe dans un trou d'eau au bord de la mer, puis la main de la jeune Ingeborg s'attardant sur la tache de vin que porte au cou le jeune homme dont elle est amoureuse, puis l'agonie de ce jeune homme dans l'ombre d'un arbre. En voulant saisir les corps dans la jouissance ou dans la mort – ce qui est visiblement contre la nature même du film, qui ne vise au fond que la jouissance cérébrale – Jauja révèle encore plus les artifices dont il se pare : ceux de la grande forme. Et cette grande forme, jamais rassasiée, veut tout, exige tout : le spirituel et le charnel, le sacré et le profane, le conte et l'Histoire. On peut donc tout écrire à propos du film : qu'il est une métaphore de la conquête de l'Ouest transposée en Argentine, un rêve hanté par le désir d'une jeune fille, une expérience mélancolique de la perte. Et cetera.
Lorsqu'au terme de son voyage initiatique dans le désert de Patagonie, le capitaine Dinesen pénètre dans une grotte, il faut encore que l'entrée de celle-ci prenne la forme d'un sexe féminin. Et comme si cette entrée allégorique ne suffisait pas, il faut aussi faire surgir dans les ténèbres de la caverne une vieille femme qui pérore, révélant au capitaine la signification presque ésotérique de sa quête : «Toutes les familles disparaissent un jour ou l'autre, le désert les engloutit ».
Durant toute la marche de Dinesen dans le désert (marche justifiée par la disparition de sa fille), les symboles semblent avoir été jetés sur sa route comme de gros cailloux : Zuluaga tout d'abord, la force obscure du désert, puis un chien qui sert de guide, puis une montagne, jusqu'à cette grotte où gît la vérité, point-limite au-delà duquel le capitaine va s'éteindre brusquement, cédant la place à sa fille, dans une autre vie, à une autre époque. On pense alors à une version aride de Cent ans de solitude. Aride parce que ce point de basculement n'a aucune épaisseur romanesque, il surgit comme un coup de force, pliant soudainement le film, dans un geste qui ressemble encore à une posture esthétique, celle, bien connue désormais, du film « coupé en deux ».
Celle de Tropical Malady par exemple.
Mais dans le monde peuplé d'esprits d'Apichatpong Weerasethakul, les figures allégoriques surgissent avec légèreté, presque par mégarde, comme des hallucinations indécises. Les singes aux yeux rouges d'Uncle Boonmee, le tigre de Tropical Malady sont des spectres venus d'on ne sait où, des ombres sauvages ou bienveillantes qui se tiennent au seuil de quelque chose. Rien n'est peut-être plus émouvant, dans Uncle Boonmee, que le surgissement de ces figures grâce auxquelles un vieil homme mourant recolle des morceaux de sa vie, la transformant en légende.
Ployant sous le poids de ses allégories de plomb, asphyxié par son constant souci de composition – au point que les premières scènes ressemblent à des toiles de Caspar David Friedrich projetées en format 4/3 - Jauja n'atteint jamais, à l'image de son capitaine, le pays des esprits.
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